Extrait du journal

C’est la nuit... La nuit hautaine, où les choses «de la terre se confondent, où le ciel seul est de la lumière, où les étoiles semblent être les immobiles yeux des morts fixant la vie des vivants... C’est la nuit... Dans cette nuit, un paysan qui rôde, une bêche à la main... Il va, il vient, il cherche, il hésite... Ici, il déplace en silence une lourde pierre... là, il fait sur le sol une pression sourde de son sabot. Cela dure près d’une demi-heure. Enfin, il a trouvé... Il enfonce sa bêche dans un coin étrange, le plus écarté, le plus inculte de son jar din, sous un buisson de framboisiers. Le paysan fait un trou... un trou pro fond. Il travaille avec prudence et achar nement ; des gouttes de sueur percent sa peau tannée. De temps en temps, entre ses mains réunies, il craque une allumette, examine le trou... il n’est pas assez profond encore... Il le creuse avec ses doigts croches et ses ongles usés... son buste entier y. dis paraît... # C’est fait» Le trou est prêt. Le père Bouchut revient dans sa maison, dépose sa bêche dans l’entrée, secoue ses mains terreuses et entre dans la cuisine où, assise sur une chaise de bois, l’attend sa lemme, silencieuse et gênée. — Ça y est !... dit-il. — Où ça.. ? — Près de la haie... sous les framboi siers. — Tu es toujours décidé... ? — Si je suis décidé !.. As-tu sorti la boîte au moins ? — Non... pas encore... je ne suis pas aussi décidée que toi... — Qu’est-ce que’tu as.. ? Tu fais la tête en coin.. î — J’ai que ça me dégoûte un peu de voir embusquer tout cet or 1 — Et qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse.. ? — Si, tout simplement, on souscrivait à l’emprunt.. ? — A l’emprunt ! I. Le père Bouchut met les deux mains dans les deux poches de sa culotte, et traverse la cuisine en diagonale : — A l’emprunt I !.. répète-t-il... ça te prend au dernier moment !... mais c’est bien aussi la dernière bêtise que je suis disposé à faire !.. L’or, c’est l’or !.. L’emprunt, c’est du papier !.. — Un "papier qui vaut peut-être plus que l’or.!. , . — Pour ceux qui ne savent pas l’histoire !.. Moi, je me Souviens du grand-père... Rappelle-toi ce que je t’ai dit l’autre jour.. ? Du papier comme ça, il en avait plein son tiroir !.. Ça s’appelait des assignats... C’était même pas bon pour allumer sa pipe I — J’ai dit tout ça à M. le curé ce matin... — Ah... qu'est-ce qu’il t’a répondu ?... — Que j’étais une oie !... Que c’est comme si je comparais une arquebuse avec un 75... qu’en 93 ii n’y avait rien d’orga nisé... pas de Banque de France... quon était seul contre tout le monde... qu’on guillotinait le jour et la nuit : « Le billet de banque, ma pauvre Marie, il en a vu d’autres 1... Il a vu 70 et la Commune 1... il existe depuis cent quinze ans. et depuis cent quinze ans il n’a pas bouge... Ce n’est pas pour craquer l’année de la victoire !.. » — Il a dit ça, le curé ?... — Comme jè te le répète. — Il n’a pas le sou I -- N’empêche qu’il est le mieux rensei gné du village !.. «s Le père Bouchut parait un peu gêné. La femme réfléchit : — Et puis, c’est pas le tout, continuet-elle, suppose, un instant, que, tout craque ?... Le mari revient devant elle et lui plante ses petits yeux gris dans les siens : — Eh bien... si tout craque ?... Je t’at tends là!,.. L’or... lui... il ne craquera ja mais ! — Oui, mais ton or, tu ne pourras plus jamais !ë sortie1...