Extrait du journal

chevaux que nous voyons circuler sur les boulevards. C’étaient de fort étroites diligences où l’on s’empilait tant bien que mal et où le hasard des frôlements et des chocs de genoux offrait parfois d’heureuses rencontres. Or, un jour que ce hasard m’avait particulièrement bien servi, en me don nant pour voisine une petite femme aux formes particulièrement appétissantes,' je fus assez surpris, au moment où je voulus me rendre compte des traits d® la personne, que tout m’indiquait comme devant être jeune et jolie, de voir qu’une épaisse voilette cachait son visage comme un impénétrable masque. Très intrigué, je descendis quand ma voisine quitta la voiture et la suivis sur le boulevard. Etait-ce le mystère de cette voilette, la trépidation irritante de l’om nibus, jointe au charme pressenti de la jeune femme, toujours est-il qu’une émotion intense et comme je n’en avais jamais éprouvé paralysait mes moyens-. Vingt fois je fus sur le point de l’abor der, vingt fois je dus y renoncer, tant je sentais que, tremblant comme je l’étais; j’aurais été parfaitement ridicule. Elle disparut au détour d’une rue, et moi je restai stupide, ne sachant plus que faire. J’errai longtemps par les rues, pour essayer de calmer mes nerfs et de fuir l’obsession de cette vision. Va te faire lan-laive : impossible d’en détacher ma, pensée. Je passai une nuit horrible toute peuplée de rêves de femmes sans tête et; le lendemain, à l’heure où j’avais pris l’omnibus ia veille, je me retrouvai^ devant le bureau,amené là par une force: invincible, poussé par cet espoir absurde que j’allais la revoir. * Je la revis ! mais ce que je ne pourrai jamais traduire, c’est l’impression que je ressentis de cette seconde rencontre où, comme la veille, elle m’apparaissait masquée de son impénétrable voilette.* Plus encore que la première fois, je mo sentis étreint de cette indéfinissable angoisse, de ce trouble de tout l’être qui m’ôtait toutes mes facultés. Assis à côté d’elle dans la voiture, je roulais bêtement mes pouces ne trouvant pas un mot à lui dire... Bref, pendant cinq jours, je renouve lai, moi, le brillant Sabrault-Clert, ce manège d’amoureux transi. Ce que jo déchirai de brouillons de lettres, de dé clarations sentimentales pendant les nombreuses heures d’insomnie que me procurait nia passion, ce que je fis de rêves de vie à deux, la main dans la main, c’est inimaginable, et il est pro bable que j’en serais encore au môme point, si un soir, enfin, que nous étions tous deux seuls dans la voiture, la chance inespérée qu’elle avait perdu sou porte-monnaie ne .m’eût fourni l’occasion de rompre la glace. Elle ac cepta que je payasse pour elle et, de ce moment, je sentis ma gaucherie dispa raître. Je lui ûs en termes éloquents l’aveu de mon amour qu’elle reçut avec une grâce exquise et, comme je lui de mandais de me faire enfin connaître ses traits que je devinais adorables, elle se prêta, sans fausse résistance à venir voir ma garçonnière d’officier. Ah ! mes amis, quel spectacle lorsqu’elle retira sa voilette,.. — Elle était hideuse ? s’exclama Pierre Tombal. — Elle avait un nez d’argent ? dit Raoul d’Humières. — Vous n’y êtes pas, riposta le géné ral. Elle était au contraire ravissante, plus belle encore que je n’avais pu l’ima giner dans mes rêves les plus enthou siastes, et je me sentais devenir en core plus follement amoureux d’elle que je ne l’étais déjà lorsque, voulant m’en quérir de ce qu’elle faisait et des motifs qui lui faisaient ainsi cacher son char mant visage, je reçus en plein cœur la douche de cette candide réponse :...