Extrait du journal

C’est une heureuse pensée que celle qu’ont eue les Comités plébiscitaires de la Seine d’organiser, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille d’Iéna, une grande réunion dont la politique sera absolument bannie. Puisque les Allemands ont le mau vais goût de célébrer bruyamment des souvenirs qui nous sont cruels, pour quoi ne célébrerions-nous pas, de notre côté, des souvenirs qui sont chers à nos âmes françaises ? C’est l’idée qui semble avoir guidé le baron Legoux et les comités plébiscitaires de la Seine, et nous ne pouvons que les en féliciter. Cette réunion n’a même pas le ca ractère de protestation politique qu’elle aurait eue au moment des fêtes de Kiel : elle n’a rien de provocant et d’agressif ; elle répond au senti ment général du pays qui, tout en étant profondément pacifique, ne peut s’expliquer que nous ayons tou jours devant l’Allemagne une attitude effacée et tremblante. Vous savez ce que sont les phobies, une maladie mentale d’un genre spé cial, une impression nerveuse contre laquelle tous les raisonnements ne peuvent rien. Celui qui est atteint, par exemple, del'agoraphobie, ne peut tra verser une place ; il est pris d’une véritable terreur devant un grand es pace; ses jambes flageolent, ses yeux se troublent, la sueur humecte son front. C’est un des spectacles les plus dou loureux que je connaisse que de voir des gaillards solides, braves, en proie à ce mal mystérieux, se confessant à vous et vous disant : « C’est plus fort que moi, je ne peux pas ». • La France, ou plutôt le Gouverne ment qui la représente, est atteinte d’une phobie analogue pour tout ce qui touche à l’Allemagne. Il est bien certain que si l’Allemagne était atta quée elle se défendrait sérieusement, mais il est bien certain aussi qu’elle n’a pas envie de la guerre ; c’est une éventualité terrible qu’aucun souve rain n’envisage sans effroi. L’Allemagne est très forte militaire ment, personne ne le conteste ; mais, après avoir dépensé tant de milliards et imposé à tous le service obligatoire, il serait vraiment malheureux que la France ne fût pas en état de tenir tète à l’Allemagne. 11 paraît que nous n’avons pas de généraux et que les Allemands en ont d’excellents, mais ce sont eux qui di sent cela. Il n’y a plus, ni d’un côté ni de l’autre, des chefs qui aient fait la grande guerre, et les généraux prus siens vainqueurs en 1870 sont morts ou babouinent sur leur uniforme de retraités. Au fond nul ne sait ce qui sortirait de cet inconnu que serait une guerre faite d’après des méthodes nouvelles, avec des engins d’une si monstrueuse puissance de destruction. Nul ne sait rien, ou plutôt on ne sait qu’une chose, c’est que les premières tueries seront effroyables. Dans ces conditions on ne voit rien qui nous oblige à baiser perpétuelle ment les bottes du Kaiser, à lui obéir au doigt et à l’œil, à nous émouvoir du moindre froncement de ses sour cils. C’est une phobie, et il est impossi ble de contester que, sous ce rapport, la Russie ne nous ait rendu un im mense service. La Russie a été le camarade bien portant qui rencontre Vagoraphobe dont nous parlions tout à l’heure, au moment où, éperdu, il contemple du trottoir la place qu’il n’ose pas tra verser, et qui lui dit : « Allons, mon vieux, donne-moi le bras I Tu vas voir que tu te rends malheureux bien inu tilement. Nous allons traverser la place ensemble ; ne pense pas à ta mono manie, pense seulement au bon bock que nous allons boire ensemble de l’autre côté. » Sans doute il est un peu extraordi naire de voir cette race gauloise, té méraire et insouciante, passionnée jadis pour toutes les aventures, en être réduite là. Que voulez-vous ? On perd de sa vigueur en prenant de...