Extrait du journal

Je vous ai dit, l’autre jour, qu'un comité d'écrivains et d’artistes, présidé par M. Henry Iloussaye, avait pris l’initiative d’une sous cription publique, à l’effet d'élever à la mé moire d’Alphonse Daudet un monument digne de lui. Cette souscription, si on en juge par les sommes qui, quotidiennement, parviennent au siège de la Société des gens de lettres, 10, cité Rougemont, promet de devenir imposante. Qui ne l’aurait prévu? De tous les romanciers contemporains, Alphonse Daudet n’est-il pas celui qui mit le plus de lui-même dans ses livres, et, partant, celui que le lecteur, par cela même qu’il est homme, sent le plus près de son cœur? Si le premier venu, pourvu qu’il ait le don de s’émouvoir, ne peut lire les œuvres d’Al phonse Daudet sans l’aimer lui-même, tant sou âme, faite de charme et de bonté, y transparaît comme dans une eau vive, que dire de ceux qui ont connu le maître disparu, de ceux sur tout qui ont vécu dans son intimité ? Ceux-là non seulement l’ont aimé, mais peuvent l’ai mer encore en eux-mêmes, car ils sont pleins de lui. Quiconque a approché Daudet lui doit des façons de penser et des façons de sentir qu’il ne se connaissait pas auparavant. Léon Daudet son fils, l’auteur des Morticoles, du Voyage de Shakespeare, de la Flamme et VOmbre et de tant d’œuvres déjà, vibrantes et passionnées, est, on le comprendra, l’écrivain à qui Alphonse Daudet a prodigué le plus de lui-même. Lorsque Alphonse Daudet mourut, Léon ne perdit pas seulement un père et un ami : il lui sembla que quelque chose de sa propre individualité disparaissait. Il eut la sensation qu’on lui amputait lame. Avec l’énergie du désespoir, il voulut ravir au néant cette partie de lui-même qu’un des tin noir lui arrachait. Dans le silence et dans la solitude, il se recueillit, évoquant tous les souvenirs du passé, tous les désirs, toutes les ambitions, toutes les tendresses, toutes les joies et toutes les peines, dont avait été faite leur vie commune — et, en des pages inten ses, d’une piété filiale, exquise et admirable, il fit revivre l’absent. Quel que soit le talent du sculpteur qui fera surgir du marbre la figure de Daudet, il ne pourra, à ce degré, donner l’illusion de la vie. C’est le cœur même de Daudet que l’on sent palpiter sous la prose de son fils, qui est comme le cri même de la douleur et de l’admiration. En attendant que la statue se dresse, pour rappeler à tous les traits clu maître illustre, ce livre dira son âme, entrevue seulement à travers ses romans. Dés aujourd’hui, la Revue de Paris en publie la première partie, sous ce titre : Hier et au jour d hui. «... Tout au loin, tout au fond de ma petite enfance, j’aperçois la bonté de mon père. Elle se manifeste par des caresses. Il me serre contre lui ; il me conte de si belles histoires ! Nous nous promenons dans les rues de Paris et tout a un aspect de fête. Je sens la tiédeur du soleil, puis une autre tiédeur, plus douce et proche de moi, qui m’est transmise par la chair d’une main robuste. Je sens, dans ma poitrine étroite, quelque chose de matériel par quoi ma respiration est plus vive et que j’ap pelle déjà le bonheur. Et je me répète en mar chant que je suis très heureux aujourd’hui. Mon père me parle. Il n’a pour moi ni traits, ni vi sage ; il n’a pas de nom ; il n’est pas glorieux. Il est tout simplement mon père. Je l’appelle sou vent : papa, papa, pour la simple joie de ce mot auquel se rattachent tous rudiments d’idées brillantes et sensibles. Je l’interroge sur tout ce qui passe, pour entendre le son de sa voix qui me paraît la plus belle musi...