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La Petite Gironde, 13 juin 1900

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La Petite Gironde
13 juin 1900


Extrait du journal

deux en échange de ce gros lot problé matique. Mais pour garder la foi, pour ne jamais désespérer, il faut, je le répète, sinon gagner soi-même, au moins, de temps en temps, connaître quelqu’un qui gagne. C’est ce qui fait que l'aventure de cet ouvrier aura causé grand plaisir à tout le monde. Tous les geus qui ont un billet seront rentrés chez eux, le soir, plus contents. Il auront dit à leur femme : — Eh bien! tu vois qu’on peut ga gner, ma bonne. C’est un ouvrier qui a gagné le gros lot. Il habite à deux pas d'ici... notre omnibus passe devant... Et c'était comme si tous ces braves gens avaient senti déjà la fortune so rapprocher. J'avais déjà constaté pareil phénomène il y a deux ou trois ans dans une circonstance analogue. Car j’ai tort de dire que c’est la première fois qu'on voit gagner un gros lot à Paris. Si l’aven ture de cet ouvrier est bien exacte, elle sera la réédition de celle qui advint à ce petit boutiquier qui gagna Ja somme ron delette do cinq cent mille francs, et dont les journaux s'occupèrent d'autant plus qu'il avait des opinions collectivistes, et que l’occasion était excellente pour lui de partager avec la communauté cette fortune qui lui tombait du ciel. Je n'ai pas besoin de vous dire qu’il n'en lit rien, et que ce petit événement no lit pas avancer d’un pas la question sociale. Tous les reporters do Paris so rendirent chez le brave homme,qui était, autant qu'il m'en souvient, un marchand de couleurs. Sa petite boutique devint un lieu de pèlerinage, et inutile de dire qu’on s'accordait à lui trouver déjà une physionomie toute particulière. Les cou leurs paraissaient plus brillantes, et la maison elle-même avait comme un air de fête. Les choses, d’ailleurs, par un curieux effet d’optique, semblent refléter toujours nos propres sentiments. La maison où un crime a été commis prend tout de suite un aspect sinistre, et celle où l'on vient de gagner le gros lot res semble immédiatement à un palais. Ce qui prouve, je le crains bien, qu’en notre cher pays ou va volontiers vers le succès. Le marchand do couleurs devint du soir au matin un homme célèbre, et aucun détail de sa vie publique ou privée ne nous fut épargné. Le premier journa liste qui s’empressa pour le complimen ter le trouva au milieu de sa famille, qui était une nombreuse famille. Le Ciel, en effet, ne bénit que les nombreuses famil les. La maman reçut de très bonne grâce le journaliste et lui tint ce petit discours qui n’avait rien de collectiviste : — C'est surtout pour les enfants que je suis heureuse. Ces cinq cent mille francs vont mettre un peu de beurre dans les épinards, et mon mari ne sera plus obligé de se fatiguer comme il le faisait... Sages paroles, assurément, mais qui indiquaient déjà que notre m îrchand de couleurs n’avait pas été lougà faire peau neuve. Ceux qui auraient pu compter sur ce gros lot pour la création de quel que phalanstère, ou pour la mise en pra tique d’une nouvelle Salcnte étaient, on le voit, bien loin de compte. Ce n'est pas avec cette arrière-peuséo que le brave homme avait pris son billet de loterie. Car il n'en avait qu’un, comme tous ceux qui ont décroché avant lui la timbale. Il y a, là-dessus, des traditions toutes faites, et pour gagner le gros lot, un seul billet suffit, pourvu que ce soit le bon. Il est probable que l’ouvrier fera ce qu'avait fait le marchand de couleurs. Co dernier, malgré son coup de fortune, ne renonça pas pour cela à son petit commerce. C'était agir en homme sage. Il ne lui convint pas de jouer la fable du Savetier et du Financier, et de passer ses nuits à veiller sur son trésor. Il continua à rendre ses couleurs, et très probable ment aussi à prendre des billets à chaque loterie. De sorte que ce gros lot qui, dans le milieu où il était tombé, semblait pro mettre un commencement de révolution sociale, no modifia en rien le vieil état de choses. Il n’y eut rien de nouveau sous le soleil. Il n’y eut dans Paris qu’un bourgeois de plus. Colle petite histoire, comme toutes les histoires, a sa moralité. Elle prouve que, du haut en bas do l’échelle, co sont les circonstances qui mènent les hommes, et qu'avec la meilleure foi du monde, on change de point de vue selon les situa tions où l'on so trouve. 11 se peut que cet ouvrier reste ouvrier. Mais je parierais bien que ce n’est plus lui qui poussera jamais les camarades à se mettre en grève!... Emmanuel ARÈNE...

À propos

Au début simple déclinaison à prix modique du journal La Gironde, La Petite Gironde devient de plus en plus autonome à la fin des années 1880, lorsque sa diffusion dépasse – et de très loin – celle de son vaisseau-mère pour atteindre les 200 000 exemplaires à l'orée de 1914. Centriste modérée à l'origine, sa ligne éditorialse se droitise au fil des ans, jusqu'à devenir proche de celle de L'Action française dans l'agitation de la Première Guerre mondiale. Sans surprise, le journal sera collaborationniste en 1940, puis interdit en août 1944.

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