Extrait du journal

Nous parlions des blés, il y a huit jours; parlons un peu des vins, aujourd'hui. La question n’est pas moins pressante et ne touche pas A de moins graves instérêts. Les vendanges ont été belles cette année, et cela suffit pour qu’une foule de braves gens s’imaginent que nos viticulteurs ont de l’or plein leurs poches, et que le bienêtre et l’aisance ont reparu dans nos cam pagnes. Quand nous parlons des misères des viticulteurs, on se prend à rire, et on nous répond que les récoltes sont plus abondantes qu’elles ne l’étaient avant le phylloxéra; que nos produits s'é coulent sans difficulté, et que le vin à 10 fr. l’hectolitre fait la fortune de celui qui le récolte. Il importe au plus haut point de dissiper les erreurs que le parti-pris et l’ignorance se plaisent à ré pandre et à entretenir dans l'opinion pu blique et jusque dans le Parlement. La vérité est que la viticulture traverse une crise des plus cruelles et que si on n’y met ordre, un des revenus les pBis abondants et les plus sûrs du pays est menacé dans sa source même. Il y a vingt ans qu'on lutte chez nous contre les mille fléaux qui se sont abattus sur la vigne. A l’invasion phylloxérique sont venues se joindre les gelées, les inondations, les sé cheresses, les cyclones. Tout semblait conspirer pour abattre le courage de nos paysans. Rien n’y a fait, rien n’a pu les rebuter! On a dit à ces infatigables tra vailleurs : le salut est dans la reconstitu tion avec le plant américain. Reconsti tuez. Ce sera long et coûteux ; toutes vos économies y passeront, vous aurez des déboires; le succès ne s’achètera qu’au prix de beaucoup d opiniâtreté, de priva tions et de labeur, mais la victoire est au bout. Les viticulteurs ont suivi ces conseils. La terre est une dure nourricière, mais le paysan l’aime comme le marin aime la mer, d’autant plus vivement quelle est plus rude et plus rebelle. Les paysans ont vidé sur le sillon leurs bas de laine ; ils ont épuisé pour refaire leurs vignes les économies amassées brin à brin en vue des mauvais jours de la vieillesse ; beaucoup même se sont endettés et, lors qu'à près tant d'efforts et de sacrifices, ils ne trouvent pas à vendre leur vin ; lors qu’ils demandent qu’on les protège et qu’on les défende, on leur répond : De quoi vous plaignez-vous? Tout est pour le mieux ; vous faites plus de vin que ja mais, vos caves sont pleines, vous êtes riches! Ces affirmations tranchantes ne répon dent malheureusement pas à la réalité des faits. Cette année la France a récolté environ 35 millions d’hectolitres de vin. C’est un joli chiffre. Mais, de 1863 à 1873, la récolte en vin fut toujours supérieure à 50 millions d’hectolitres. En 1863, elle atteignit 68 millions, et 70 millions en 1860. La récolte exceptionnelle de 1893 re présente donc à peine la moitié des belles récoltes d’avant le phylloxéra. Voilà pour la légende des vendanges miraculeuses. Du moins, les cours sont-ils rémunéra teurs et le viticulteur qui, même avec une superbe année, ne retrouve plus les ren dements de jadis, est-il dédommagé par le prix qu’on lui offre de sa récolte? Point du tout. Les vins légers ne se vendent guère plus de 9,10 et 11 fr. l’hectolitre; les vins plus corsés arrivent à 14 et 15 fr. ; les vins de premier ordre atteignent seuls 18 et 20 fr. Et encore u’est-il pas facile de trouver acquéreur....