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La Presse, 28 novembre 1891

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La Presse
28 novembre 1891


Extrait du journal

Un de nos confrères tenait, l'autre jour, dans un article, le petit raisonnement que voici et qui ne manque pas de justesse. Pourquoi, se demandait-il, la police, des mœurs arrête-t-ellë lès prostituées qui raccolent la nuit, sur les trottoirs, plutôt que les hommes, les galants qui font de même, qui suivent, au hasard, une femme, sans savoir quelquefois qui elle est, l'abordent, lui glissent dans l'oreille des propos indé cents? Est-ce que ces derniers, à qui il arrive souvent, par méprise, d'accoster de la sorte une jeune fille, une mère de famille, n'ou tragent pas plus la morale publique, ne por tent pas plus atteinte aux bonnes mœurs, que les malheureuses auxquelles lapolice fait une chasse acharnée? Car, enfin, l'homme, quel qu'il soit, est toujours assez fort pour se défendre^ pour résister, et sa candeur ne saurait être blessée, par quelque offre d'a mour crachée-dans l'oreille au passage. Il n'en est pas de même pour une jeune fille, une femme honnête. Une proposition dé placée peut avoir pour elle de fâcheuses conséquences. Dans tous les cas, sa pudeur, sa vertu ont le droit de s'en offenser. Oui, tout cela est vrai, et cependant les galants maladroits auxquels fait allusion notre confrère, jouissent d'une impunité ab solue. Nos préjugés le veulent ainsi. Tout pour l'homme, tout contre la femme. « On voit bien, me disait un jour une dame du monde avec qui je discutais de ces choses, que le Code a été fait par vous, messieurs âes hommes. Ah! comme nous ririons, s'il sious était donné un jour, à nous autres |emmes, qui subissons, depuis le commence ment du monde, toutes vos volontés, tous vos caprices, toutes vos fantaisies, de faire, à notre tour, un code conforme à nos inté rêts et où nous revendiquerions tous nos droits, si injustement méconnus jusqu'ici! » Je crois, en effet, que si jamais ce jour là arrivait, le beau sexe aurait lieu de se diver tir de la tête que nous ferions, nous autres, pauvres hommes. Voyez-vous le bouleverse ment, le renversement de toutes choses qui se produiraient alors dans la société? On objectera que les femmes nous mènent déjà suffisamment par le bout du.nez, pour qu'il ne soit pas nécessaire de leur accorder de nouvelles prérogatives. Je ne suis pas de ceux qui se plaindront j amais de cet ascendant purement moral qu'elles ont su acquérir sur nous, dans les affaires "de- ménage. Il me semble qu'il doit être doux d'être ainsi l'esclave de son amour et je trouve que les femmes ont raison de se rattraper comme elles peuvent, en profitant de nos faiblesses de cœur. Mais, il faut bien reconnaître qu'elles ont raison de se plaindre des avantages exhorbitants dont,d'autre part, nous jouissons sur elles, et du pouvoir que nous avons illégitivement usurpé. Mon Dieu, il est devenu bien banal de se laire l'avocat d'une cause qui a été si sou vent et si éloquemment défendue, mais je ne puis cependant m'empêcher de faire une ré flexion, en songeant à ces cinquante malheureureuses, coupables du crime d'avortement, qui attendent encore, sur les bancs de ia Cour d'assises le verdict du Jury. La plu part, je crois l'avoir déjà dit dans un précé dent article, sont de pauvres filles, ouvrières, femmes de chambre, domestiques, que leurs amants ont misérablement abandonnées pour ne pas encourir les charges et les responsa bilités d'une paternité. Eh bien, je vous le demande, est-ce qu'il n'y a pas là une monstruosité sociale, une iniquité révoltante ? Et voyez jusqu'à quelle aberration vont nos préjugés. .Un individu qui, ayant joué sur parole de l'argent au cercle, ne paie pas sa dette, est considéré comme déshonoré ; mais si ce même individu a juré à une pauvre fille de l'épouser et a ainsi abusé de sa confiance pour la séduire, qu'il ne tienne pas son serment, la société l'absout ; il échappe à toute justice, il conti nue à jouir de la même considération que par le passé : » Que diable! dira-t-il, je ne pouvais pas non plus briser mon avenir pour nne fille! » Et tout le monde lui donnera rai son, et tranquille, sans remords, sans res ponsabilité, il continuei'a à se promener au soleil, tandis que la malheureuse tombera, d'échelon en échelon, au dernier degré de la prostitution, ou ira même en cour d'assises, rendre comte à la société du crime d'avorteïnent. O ironie des conventions sociales ! O stupide justice, qui laisse échapper le vrai coupable, pour punir l'innocent ! Il semble, cependant, qu'un pareil ser inent, le serment donné à une fille par son séducteur est autrement sacré qu'une parole d'honneur engagée devant une table de baccara. Il semble que celui qui trahit ce ser ment là est autrement criminel, autrement méprisable que l'individu qui ne s'acquitte pas d'une dette de jeu. Eh bien, c'est ce der nier pourtant que la société condamne et flétrit, et c'est l'autre qu'elle respecte et qu'elle encourage ! . Oui, qu'elle encourage, car l'homme sincère îf|ui tient parole en épousant la fille qu'il a séduite, passe pour un niais. ; Il existe ainsi, dans notre belle société, une foule de petites vilénies de ce genre qui sont admises, dont on peut se payer la fan taisie — c'est le mot — sans qu'il en coûte...

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La Presse, fondé en 1836 par Émile de Girardin, fut l’un des premiers grands quotidiens populaires français.

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