Extrait du journal

(VIH) Lausanne, 20 mars (1794). Je vous ai écrit deux ou trois fois, Monsieur, sans que vous ayez reçu mes lettres : je croyais que M. de Staël allait partir, je vous écrivais des nouvelles de France, un siècle s’écoulait en quinze jours, un siècle non en avant, mais en arrière, plus près des temps de barbarie, et ma lettre ne valait plus la peine d’être envoyée. Je reçois une marque de votre souvenir qui me touche si sensiblement que je ne puis tarder à vous en marquer ma reconnaissance.; j avais fort envie d aller en Suède ce voyage-ci de M. de Staël; la mauvaise saison m’en a un peu détournée, et puis la crainte d’exciter davantage cet esprit de calomnie dont M. de Staël est l’objet ; on m’aurait supposé une opinion politique, et j’aurais retrouvé les passions de France à Stockholm. Ma solitude de Suisse convient mieux à la situation de mon âme, du moins pendant ce grand débat dont dépend la destinée de la France, de l’Europe et peutêtre de l’ordre social, dont dépend, ce qui m’est peutêtre plus sensible encore, le sort, la vie de tout ce que j’ai aimé en France depuis vingt-six ans que je vis. On a, dites-vous, beaucoup parlé sur le voyage de M. de Staël, à Paris : je suis bien sûre qu’il n’est pas plus démocrate que moi, que si, comme moi, il a aimé, il a espéré un heureux effet des premiers mouvements de la révolution, il déteste cette atroce anarchie qui n’est organisée que par le crime et n’a de formes légales que dans l’assassinat. Si M. de Staël a été à Paris, je réponds bien que ce n’est pas par goût pour la France; dans tous les temps, je l’ai vu ne connaître qu’un sentiment public, l’amour de sa...