Extrait du journal

Si j’étais chargé de confectionner pour l’an de grâce 1868 une revue de fin d’année et que ladite re vue ne fût pas obligée de passer, bien entendu, par les ciseaux des Parques mâles appelées censeurs, je ne manquerais pas d’incruster dans un des actes de ma pièce la scène suivante en deux tableaux : PREMIER TABLEAU. En 1860. Arrive sur le devant du théâtre une actrice revêtue d’un costume dessiné par Chain ; sur sa tête, en guise de coiffure, un compteur. A sa main une tirelire. Sa jupe est couverte d’additions avec la preuve au dessous. Et ce personnage allégorique chante -sur un air de facture ces suaves rimes : C’est moi qui suis l'Economie, Des trous à la lune ennemie. Je nourris l’éternel projet De réduire un jour le budget. A peine 1 Economie a-t-elle achevé ce refrain qu’ar rive une forte dame à la carrure trapue et ramassée sur elle-même qui, interpellant la chanteuse : — Hé, là-bas, ça ne va pas finir, ces jérémiades... — Mais, madame, c’est pour le bien du pays. — Nous la connaissons, assez causé ! Moi, la majo rité, je te déclare que la France n’a pas besoin des ra dotages d’une empêcheuse de danser en rond telle que toi. — Madame, prenez garde. — Des menaces ! pactiserais-tu avec mon ennemie l’Opposition? Des menaces!... à moi ? dépêche-toi de déguerpir et plus vite que cela. — On s’en va, on s’en va ! mais un jour, trop tard peut-être, vous regretterez... — Je... — On s’en va, encore une fois. (L’Economie sort. Un chœur de millions incarnés en la personne des figurans qui lèvent le plus haut la jambe entre en scène dès qu’elle est partie et exécute un ballet effréné.) SECOND TABLEAU. En 1868. Arrive comme précédemment sur le devant du théâ tre l’actrice qui joue le rôle ingrat de l’Economie. Et avec la nonchalance du désespoir elle entame sa ritournelle ; C’est moi qui suis l’Economie, Des trous a la lune ennemie ; Je nourris l’éternel projet, De réduire un jour le budget. Arrivée à ce passage l’Économie, habituée à être in terrompue par l’entrée de la Majorité, s’arrête et re garde si celle-ci ne s’avance pas. Mais en ses lieu et place parait un premier député, candidat officiel de jadis qui se dirige vers l’Economie en souriant de l’air le plus gracieux : — Délicieux, chère belle, délicieux. — Plait-il ? Vous chantez à ravir, et les paroles de votre chan son me vont droit au cœur. — Hein ?...