Extrait du journal

« Quand une princesse de la famille royale se marie, l’étiquette veut que tous les ministres, conduits parle président du conseil, exécutent une danse aux flam beaux. » Le cérémonial de la cour est formel, il n’y a pas moyen de s'y soustraire ; mais en quoi consiste cette danse ? S’agit-il d’un quadrille? D’une gavote ? D’un menuet? Passe encore pour le menuet. Cette danse n’a rien de contraire au décorum diplomatique; mais si j’allais être obligé de valser avec le ministre de la guerre, tenant tous les deux un flambeau à la main ! Autre question : en quoi consistera ce flambeau? Sera-ce un bougeoir? Sera-ce un chandelier? Sera-ce une lanterne? Sera-ce un candélabre? J’en ai justement un sur ma cheminée ; tâchons de m’habituer à le manier convenablement. (Il prend le candélabre et exécute un chassez-croisez.) Voilà qui n’est pas mal si tout se borne à une con tredanse; mais il est évident que je ne puis me flatter de cet espoir; une danse aux flambeaux ce doit être quelque chose comme une farandole. Je prendrai la main du ministre des finances, qui saisira celle du ministre de l’intérieur, lequel s’empa rera de celle du ministre de la guerre qui s’annexera celle du ministre de l’instruction publique et des cul tes: unies l’une à l’autre, les mains du ministre du commerce et celles du ministre des travaux publics compléteront la chaîne. Ainsi liés nous circulerons en sautant autour du sa lon royal. (Il prend de nouveau le candélabre et fait deux fois à cloche-pied le tour de son appartement.) Allons, avec quelques répétitions on peut encore se tirer d’affaire, mais pour plus de sûreté j’ai envie d’é crire au poète Mistral. Les journaux français ont beaucoup parlé dans le temps de la farandole de Mireille. Le poète Mistral était venu tout exprès d’Arles en Provence pour la mettre en scène ; pourquoi ne viendrait-il pas à Berlin me donner quelques leçons. Je convoquerais mes collègues et je leur dirais : Mes sieurs et chers collègues, voici le poète Mistral qui a bien voulu se rendre à mon invitation et quitter les bords du Rhône pour nous apprendre à danser la fa randole, la véritable farandole provençale que nous nommons la danse aux flambeaux. Mettons-nous tout de suite en place et commençons. Nous prendrons, s’il le faut, deux leçons par jour, et tous les matins les feuilles de Berlin diront : « Jamais les réunions du conseil ne furent plus fré quentes qu’en ce moment ; ii est évident que la ques tion des duchés va entrer dans une nouvelle phase. » Pendant ce temps-là nous tournerons. Oui, mais si au moment même où la farandole n’aura plus de secret pour moi j’apprends que la véritable danse aux flambeaux est une sarabande. Qui me donnera des leçons de sarabande?...