Extrait du journal

château de Dux. Quel beau sujet de tirade philosophique sur la vie soli taire et studieuse , sur les inconvéniens des vains plaisirs et des frivoles distractions du monde.! Je crois déjà vous voir de retour au logis , racon tant pieusement à voire femme , à vos enfans , à vos amis , puis à voire libraire , puis par votre libraire au public émerveillé , les saintetés et les œuvres méritoires dix bibliothécaire de M. le comte de Wadstein. Pourtant, croyez-moi, avant de prendre la plume et de commencer l'éloge du savant vieillard, regardez-le un peu de près; passez une heure .ou deux , la journée tout entière si le Ciel vous le permet, à le suivre dans ses allures , à l'observer dans ses habitudes , à voir jour dans son humeur, à descendre un peu avant dans son ame. Ne faites pas comme tant d'observateurs à la course, qui jugent tout à vol d'oiseau , et vous décrivent le fond des choses dont ils n'ont aperçu que la surface. Allez donc droit au bibliothécaire de M. le comte de Wadstein , et étudiez-le avec soin des pieds à la tète , de l'esprit à J'ame. Eh bien I que découvrez vous au front de ce saint personnage ? D'abord ce regard, qu'à distance et sous des cheveux blancs , vous aviez cru calme, chaste et méditatif, comme celui d'un bon et sincère anachorète, vous le trouvez inquiet, va gue , incertain , pleins d'appétits mondains , et cachant sous une lan gueur lascive les derniers feux d'une flamme libertine ; regard, non d'anacliorèle , mais d'homme qui a beaucoup vu , beaucoup changé, beau coup désiré et possédé beaucoup. Voyez comme le bonhomme s'agite , lui qui vous semblait si heureux de sa solitude ; il va , vient, se tourne en tous sens et à tout propos , ainsi qu'uu prisonnier qui, manquant de jour et d'étendue , se suspend de minute eu minute aux barreaux de sa prison , pour chercher de l'air , étendre «a vue «u-dehors , voir l'espace, et égarer son esprit dans un lointain horison ; la retraite et le repos lui pèsent ; il dépense son inquiétude et son activité en petites bouderies, en petites querelles , en petites susceptibilités contre les gens du logis , le cuisinier, le palefrenier, l'écuyer , le curé et M. le comte de Wadstein lui-même. Maintenant, que vous tentiez d'établir entre vous et lui une grave discussion , scientifique ,, historique , philosophique ou morale , il vous parlera de filles enlevées, de femmes séduites , de beaux cils, de beaux yeux bleus , noirs, tendres, ardens , enflammés de désirs et humi des de volupté. Vous n'irez avec lui que dans les boudoirs parfumés et en "désordre, sur les couches brûlantes et foulées ; vous n'entendrez que sou pirs , langueur , ivresse, extase ; un vif et ardent commentaire d'Ovide et de Catulle ! Surprenez ensuite le bibliothécaire dans son docte sanctuaire, où vous le croyez mystérieusement enseveli dans la poussière , le front dans ses deux mains, l'œil immobile sur un parchemin vermoulu, méditant pour la plus grande joie des Académies et Universités allemandes un énorme mé moire grec ou latin, peut-être latin et grec tout-à-la fois; alors, comptez-y, au lieu d'Elzevirs, d'éditions princeps, de poudreux commentaires, de parchemins disputés aux vers, il vous, apparaîtra entouré de lettres amou reuses délicatement accouplées et retenues par des faveurs de toutes nuances, roses et azurées, exhalant le musc et l'ambre. Autour de lui, à droite, à gauche, devant, derrière, une esquisse^ ua profil, vingt portraits...