Extrait du journal
L'aspect de Paris Avez-vous jamais passé un dimanche à Londres?... Toute la mélancolie d'un dimanche de Londres s'est abattue hier sur Paris, et ce fut très triste ; mais sous le poids si lourd d'une telle disgrâce, on sentait quand même vivre et palpiter Paris, et ce fut charmant. L'ennui des dimanches de Londres est austère et morne, solennel comme une institution nationale, multiplié par l'accablement de la coutume des siècles ; Paris aura beau s'évertuer, il n'atteindra jamais à tant de majesté dans le silence et le vide, e_t, à regarder son visage, on voyait bien sa contrainte : il n'a pas l'habitude. - Mais les rues furent délicieuses à par courir : plus de fiacres, plus ^'automo biles, plus de fracas, plus de courses de voitures éperdues à travers les chaus sées, plus de trompes, plus rien ; du si lence, de la.paix, du repos; j'allais dire que les passants pouvaient se risquer sans héroïsme à aller d'un trottoir à l'autre, mais trouvait-on encore des pas sants? De temps en temps, on croisait seulement un omnibus se poussant sans hâte ; puis un tramway, par habitude, s'annonçait de loin, sans que l'on pû t devi ner à qui il s'annonçait; à des carrefours, dans des parcs, devant des églises, on rencontrait de-petits soldats devisant doucement autour de leurs sacs alignés et de leurs fusils en faisceaux, des dra gons s'étirant les jambes sur le pavé et fumant nonchalamment leur cigarette en surveillant leurs montures pacifiques, des agents, deux par deux, s'espaçant sur les trottoirs mélancoliques ; et ces agents, ces dragons," ces petits soldats, ces omni bus, ces tramways furent assurément les vestiges les plus notables de la vie pari sienne; Oui, ce fut charmant en vérité de se promener hier dans les rues abandon nées, de se donner l'illusion que ces hautes maisons, ces palais, cès vastes avenues, étaient à soi, à soi tout seul, que l'on possédait soudain toutes les splendeurs d'un inouï domaine de lé gende vidé par enchantement, et que des dragons, auxquels il ne manquait que d'être ailés, flanqués de troupes innom brables, y avaient été accumulés pour vous protéger contre quelque surnaturel cataclysme... J'exagère un peu, et vous n'en doutez point. Il y eut des fiacres, mais si peu ! Il y eut aussi des passants ; mais quand on les croisait, on se considérait mutuel lement à fa dérobée, comme si l'on était les uns et les autres des êtres fantasti ques et que ce fût un prodige de rencon trer des êtres qui passent .dans les rues de Paris ! Et j'ai fait cette, observation que, pour beaucoup, cette journée d'é moi et d'apeurement fut une journée de fête. Je ne songe point ici aux « travail leurs » qui festoient en s'égosillant dans les hurloirs et en s'escrimant sur la tête de quelque agent mal disposé ; non, je pense à de gentils bourgeois, à de sym pathiques artisans qui avaient fait la toi lette des dimanches, et qui, en famille, tenant leurs enfants par la main, s'égail laient dans lés quartiers de l'Ouest, pro fitant du chômage pour aller respirer du côté du bois de Boulogne, en dépit de la pluie menaçante. Cette pluie, évidemment au service des autorités, tomba à deux reprises, à onze heures du matin et à trois heures de l'après-midi, mais elle tomba sans mé chanceté sur une ville indifférente. Elle n'effraya personne, puisqu'il n'y avait personne à effrayer, et n'eut d'autre effet que de dissoudre le sable et le gravier qu'un précautionneux préfet de police avait, dès le matin, fait répandre sur toutes les chaussées où il était possible de commander des charges, fût-ce les moins menacées, comme celles du quar tier Malesherbes ou de la Muette.. Des magasins sont fermés, mais la plupart sont ouverts. Ouverts pour qui ? Car nul client ne s'y présente. N'importe ! ils sont ouverts pour le principe, et il convient de les en louer. Mais ceux qui ont des étalages les ont supprimés, et certains ont baissé à demi leurs devan tures de fer, car il faut tout prévoir et se préparer à tout. Les restaurants aussi montrent leurs nappes blanches et leurs couverts apprêtés, mais il y a cette fois beaucoup plus de couverts que de clients, et ceux qui se hasardent semblent d'impossibles héros en dévergondage de témérité. Des restaurateurs s'afiiment hommes de précaution, et l'un d'eux, place de la Madeleine, a, la veille au soir, fait grillager d'un fin treillis de fils de fer ses hautes glaces, défiant ainsi les blocs les plus puissants et les entre prises les plus menaçantes ; cependant on a placé en réserve, devant sa devan ture même, un détachement d'infanterie, et, à quelques mètres, se tient un peloton de dragons rangé le long de la grille de la Madeleine : il est de ceux sans doute qui pensent que deux défenses valent mieux qu'une. Sur les deux rives, à travers toute la ville, on rencontre, de place en place, les mêmes fantassins et. les mêmes dra gons; On les distingue derrière les grilles du parc Monceau et dans la cour de l'Opéra, sur la place de la Bourse et sur la place de l'Etoile, partout où quelque espace a permis que l'on y réunît des détachements. Et disons-nous que ceux que l'on' voit ne sont rien à cçté de ceux...
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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