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Le Figaro, 2 octobre 1937

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Le Figaro
2 octobre 1937


Extrait du journal

Sur la stèle d'un monument Par ROLAND DORGELËS Brusquement, le tir de barrage s'est déclenché. Tonnant, cin glant, mêlant ses salves... Sauraient-ils, en face, que nous at taquons ? On ne peut même plus compter les coups. Ni repérer où ça tombe. Les yeux plissés, les dents serrées, on regarde, par-dessus le parapet, jaillir ces gerbes de terre et ces arbres de fumée. Noire, jaune, ver te : chaque calibre sa couleur. Forêt nauséalfimde où, dans une minute, il faudra foncer. Les deux musettes en bandouliè re, couverture roulée sur l'épaule. Et la main froide, si froide, sur le canon du fusil. Encore une salve, plus proche, qui fait courber les dos. Un regard au copain, coude à coude. Suis-je aussi pâle que lui ? Qui gravira le premier l'échelle, au signal ? Mais on crâne quand même : — Tu parles d'un boucan ! — Je n'entends plus ma montre. 'Cette montre implacable qui grignotte les secondes. Plus que vingt... Plus que dix... Et ça pilonne tou jours... Devant nous, les soixantequinze ouvrent rageusement ' le passage. — Attention, il est l'heure, lance une voix d'officier. — Faites passer : il est l'heure... L'instant terrible... S'arracher d'un coup de rein à son trou et se trouver dehors, face aux balles. Sans rien devant soi. Comme nu.. — En avant ! Oh ! cet effort pour se dresser. Une seconde, on hésite, le tombeau derrière soi. Puis on s'élance. Tête baissée. Là-bas, le but : cet ourlet de terre fraîche où crépitent des flammes. Que ça paraît loin... Les obus, en cjraquant, semblent broyer des os. -Pourtant, on demeure étonnam ment lucide dans ce vertige : les idées s'entrechoquent, comme ' des dents. L'impression d'être trop grand, partout vulnérable. La sur prise aussi, de dominer la plaine qu'on ne voyait que d'en-bas. L'être agit par réflexes. Dzzz... Rafale de mitrailleuse. Et l'on se jette à plat-ventre, nez dans la boue, ou dans le charnier. Ecra sant son cœur sous soi, comme une bête. Ce serait facile de rester là et d'attendre, blotti dans un enton noir. Mais non. Tous se relèvent. C'est cela, le courage. Des hommes s'écroulent, tête la première : une sale culbute qu'on connaît bien. Paa le temps de les plaindre. Cou rir quand même. La baïonnette basse, ou la grenade prête. Et sen tir dans sa gorge ce souffle préci pité... Le dernier peut-être... Puis, tout à coup, le bouquet éclate : un jaillissement d'étoiles, une fleur prodigieuse, et la Seine embrasée s'illumine jusqu'au cœur. Le feu d'artifice est terminé... Ainsi, il a suffi que j'ouvre une lettre pour qu'aussitôt le passé re naisse et que les pétarades dé la fête de nuit réveillent en moi les échos d'autrefois. Comme ils sont vivaçes, ces affreux souvenirs. Oui, rien qu'un regard sur cet en-tête : « Co mité national du monument à l'in fanterie française » et à l'instant même les fusées de l'Exposition qui éclairaient ma fenêtre comme les autres soirs ont changé de sens. Elles réclamaient le barrage ou de mandaient d'allonger le tir. Et je crispais les doigts sur le bord de mon bureau comme sur les sacs à terre, prêt à bondir. — Comment ? Tu as fait cela ? Tu as pu ? Je me penche, étonné, sur cet autre moi-même et ne le reconnais pas. Vêtu d'horizon et guêtre de boue. Un jeune frère malheureux que j'admire et que je plains^ Et les autres ? Combien ne. sont pas revenus, des amis de ce tempslà. S'il me fallait faire l'appel, me souviendrais-je encore des noms ? J'ai repris machinalement la lettre sur mon bureau et dans la liste des régiments inscrits en marge, je n'ai cherché qu'un numéro : le mien. Le leur. Celui que la terre a rongé sur tant d'écussons. Toutes les Amicales régimentaires de France figurent sur la liste, rassemblées pour ce dernier devoir. Jadis, après les guerres, on érigeait des statues seulement aux géné raux; cette fois des fantassins sur vivants ont pensé que leurs com pagnons d'héroïsme et de misère mériteraient aussi un hommage, et un monument à leur gloire s'élèveïâ bientôt sur une place de Paris. (Suite page 3, colonnes 1 et 2)...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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