Extrait du journal

Comme on change ! Le mardi gras, qui jadis m'était en horreur, voilà maintenant qu'il me plaît assei. Va, je ne te hais point, Mardi Gras. Il est vrai que je l'aime un peu comme on aime les morts, de qui la présence était importune, mais de qui le souvenir est discret. Je lui pardonne le bruit qu'il faisait depuis qu'il n'en fait plus, depuis que la conjuration des étudiants et des blanchisseuses, l'union sacrée de l'école et du lavoir l'a détrôné au profit de la mi-carême. Qui donc, hier, a pensé à lui, sauf moi peut-être et M. André Tardieu, qui n'a pas consenti de faire débuter son ministère devant les Chambres à la matinée du mardi gras ? Nous n'avons pas la superstition du congé offi ciel comme les Anglais ; mais, comme eux, nous ne savons pas résister à la séduction d'un beau jour : le mardi gras de .1930 a été, selon une de leurs façons de parler favorites, un jour glorieux. Un paralytique n'aurait pas tenu en place. Je suis allé faire lin tour sur les boulevards. Quelle impru dence ! Je savais bietv que je n'étais exposé à y iencontrer ni cortège ni masques, et que les bœufs modernes, en carnaval, reçoivent leur prime dans la plus stricte intimité ; mais je savais bien aussi tout ce qui offense mes regards ou ma mémoire trop fidèle, chaque fois que je me risque en ces lieux d'où sont bannies les élégances de ma jeunesse. Bah ! ne faut-il pas payer le plaisir,' plus malicieux que morose, de sentir qu'on obéit à la raison et non pas seulement à l'humeur de l'âge, quand on blâme le temps présent et qu'on louange le temps passé ? Cependant, j'ai soin de ménager mes nerfs et je prends certaines précautions. Par exemple, lorsque j'arrive au coin du boulevard des Capucines et de la Chaussée-d'Antin, je détourne la tête pour ne pas voir la bâtisse américaine qui a usurpé la place du plus beau théâtre de Paris. L'ennui, c'est que je ne peux pas regarder non plus de l'autre côté du boulevard, parce que je préfère aussi ne pas voir ce que l'on a fait du charmant pavillon de Hanovre. Alors, je fiche les yeux en terre, et courbé, je passe mon chemin. Un de ces jours, je me ferai cueillir par une auto. Hier cependant, j'ai été un moment l'homme des foules, à qui ses gestes sont commandés par l'imi tation. Tous les autres hommes dans la rue, et les femmes, et les enfants, regardaient passionnément en Pair : je regardai en 1 air malgré moi. Dieux ! |laurai-je J'affreux talent de décrire ce que je vis ? Sur la façade du Paramount. adossés aux piliers, quatre mannequins de militaires gigantesques mon taient la garde, en bottes à l'écuyère, culotte blan che, habit rouge et grand shako noir avec plumet blanc. Qu'ils avaient l'air stupide ! Ce n'est pas leur faute : les géants sont rarement fins. A la galerie du premier étage, toute une rangée de silhouettes, du même bon goût : des soldats encore, une mariée, la mariée du mardi gras pro bablement, et à ce qu'il m'a semblé, Maurice Che valier en personne. Je sais bien qu'il est une de nos plus pures gloires françaises et qu'il jouit d'une juste popularité, depuis qu'il est allé avec Mme Curie chercher un gramme de radium à Hollywood. Mais ces silhouettes sont vraiment d'un ridicule trop insolent, d'une laideur trop suspecte. Monsieur le préfet de police, souffrirez-vous qu'elles déshonorent un coin qui fut le plus parisien de Paris ? Vous rappellerai-je que les anciens Grecs n'avaient qu'un seul mot pour désigner ce qui est laid et ce qui est honteux ? C'est donc au nom des mœurs que nous vous supplions de faire enlever ça. Abel Hermant, de l'Àcadémiè française....