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Le Figaro, 6 janvier 1932

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Le Figaro
6 janvier 1932


Extrait du journal

Je suis debout dans une voiture du Métro, " à moitié remplie de voyageurs, et je les regarde cu rieusement. Hommes ou femmes, presque tous lisent, avec une expression assez singulière, qui semble un mélange de gloutonnerie et d'indifférence : ils ont l'air d'être tombés dans leur livre ou dans leur jour nal comme dans un trou. Cependant, entre deux épaules, j'aperçois un vieux monsieur dont le visage fin et austère me frappe par un air d'attention con centrée. Il ne quitte pas du regard un texte qu'il tient sous ses yeux. Comme j'ai la faiblesse de croire trop facilement que j'ai trouvé ce que j'aime, voilà, me dis-je, un érudit, un savant, un sage ; celui-là ne lit pas machinalement, comme les autres. Il pense, il médite. J'admire que la foule cache dans ses plis des êtres qui lui soient si étrangers. Cependant, je me trouve porté plus près du vieillard ; je vois mieux le papier qu'il tient : un crayon à la main, ce vieux monsieur fait des mots croisés. Je suis d'abord désappointé, je me sens penaud ; puis je me remets et je cherche les causes de l'attrait que de pareils exercices ont pour tant de monde. Le problème est curieux. Je connais des gens d'une paresse inébranlable et, j'ose le dire, imposante, qu'on ne déterminerait sous aucun prétexte à se donner, pour un travail utile, la moitié de la peine qu'ils prennent d'eux-mêmes et de fort bon cœur, à ce jeu des mots croisés. Quelles sont les raisons d'un fait si bizarre ? D'abord, les devinettes, les mots croisés, les charades portent à notre esprit un défi qu'il veut relever : il s'agit de prouver notre intelli gence et nous sommes d'autant plus intéressés au jeu que notre amour-propre a plus à y gagner qu'à y perdre ; car, si nous triomphons, rien ne nous em pêche de tenir cette victoire pour bonne et, si nous échouons, outre que cet échec ne nous lèse dans aucun de nos intérêts, il ne tient qu'à nous de nous dire que l'épreuve était trop chétive pour nous per mettre d'y déployer nos moyens. Un autre attrait de ces jeux, c'est justement qu'on ne s'y engage que parce qu'on le veut, comme on s'engage dans une troupe où l'on n'était en rien forcé de servir. Et ce qui ajoute encore un charme, c'est la précision de la question posée, l'étroitesse et la netteté du champ clos. La plupart des efforts que nous faisons, au cours de notre existence, alors même qu'ils finissent par répondre à notre espérance, ne portent leurs fruits qu'après un long temps. La vie est lente et elle est confuse. Il n'y a guère que les grandes ba tailles pour avoir une durée brève et une fin déci sive et, outre qu'heureusement il ne dépend pas de nous d'en donner, la guerre moderne elle-même sem ble rendre impossibles ces éclatantes journées. Dans les jeux, au contraire, il s'agit d'une activité qui commence aussi nettement qu'elle finit, qui est sans précédents comme elle est sans suites, et qui, sans nous affecter d'une façon durable, est peinte cepen dant des plus vives couleurs. Ainsi les parties d'échecs deviennent des Austerlitz innocents, des Waterloo sans ruine, des batailles où la victoire peut toujours sembler réelle et où la défaite ne l'est pas. Par cela même qu'ils ouvrent dans notre vie des minutes neuves, qu'ils nous donnent des moments in tacts, les jeux nous arrachent à nos pensées et à nos tracas ordinaires, et voilà pourquoi ils nous attirent si fort. Le vieux monsieur que je regardais tout à l'heure, si appliqué à une occupation qu'on peut trouver dérisoire, a peut-être beaucoup de soucis, un fade labeur, des peines de famille. Tandis qu'il s'enferme dans ces grilles, dans cette ferronnerie des mots croisés, il est hors de sa vraie prison. Nos plaisirs comptent moins pour nous par les sentiments qu'ils nous procurent qu'en raison de ceux d'où ils nous retirent. Le champ clos d'un jeu devient un abri. Tant que nous sommes là, retenus, fixés, nous échappons à notre vie ordinaire. Abel Bonnard....

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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