Extrait du journal
Voici venir la saison des pivoines. Juin voit l'épa nouissement de toutes leurs beautés. Elles sont diverses. Tout d'abord apparaît la fleur de forme admirable et de courte tige pareille, en ses tons et ses dé coupures à celles,que les artistes nippons peignent avec umour sur les kakémonos. Mais leur odeur n'égale pas les grâces de leur corolle. Une âcreté,. une amertume assez désagréables s'exhalent de leurs pollens et c'est pourquoi on les garde rarement dans les chambres et, sans les cueillir on les laisse, ornementales, dans les jar"dinV' ■ Bientôt les grandes pivoines d'un rosé passé qui, elles, sont embaumées et répandent une odeur de rose, vont être vendues à Paris. A travers les vitres des bou tiques de luxe exhibant leurs gerbes bien triées et bien présentées, ou ficelées en grosses bottes vertes, aux fleurs en boutons, dans la charrette du marchand des rues, elles vont nous tenter, nous séduire. Leur saison est brève. A peine a-t-on le temps d'en composer un ou deux bouquets, de respirer leur arôme, de ramasser avec regret, sur le tapis où elles se sont effeuillées toute une jonchée de pétales....et elles ne sont plus. A leur heure, progressent les grosses pivoines rouges, luisantes et vi goureuses, de laque vivante, tour à tour grenat ou cra moisie, de riche sang, ou d'humble sève, telles celles-là poussées dans un potager auprès des tomates dont elles semblent imiter la couleur. Puis éclosent celles-ci, com munes, mais agréables, d'un rose luisant de coquille mouillée, et d'autres, plus rares, plus coûteuses, roses aussi, mais avec une prodigalité parfaite de ton, . de contour large, de. forme gonflée et qui s'épanouissent, soyeuses, ailées, sœurs. des plumages. Leurs tiges robus tes ont des élégances de jambes vertes. Elles sentent le magnolia, le citron, l'essence orientale, parfum acide, excitant et voluptueux sans fadeur. Pivoines du Caucase, de la Chine, pivoines dites -Adonis, pjvoines du Yunnan. d'un jaune d'or safrané vous êtes 'belles... Mais les reines, les préférées, les ravissantes, les superbes, ce sont les pivoines blanches.. Elles, sont aussi dignes d'amour, immaculées, angéliques, que lorsqu'elles portent au cœur une rouge blessure sœur dé cette-tache de sang qui pare, chez .les oiseaux, la « colombe poignardée ». Les premières sont plus légères, d'un tissu .plus fin et plus transparent, lés, secondes sont plus épaisses, plus neigeuses- ; les unes s'ébouriffent dans l'épanouissement,- les. autres élargis sent leur corolle en restant fastueusement compactes. Les légères ont plus de souplesse. Les épaisses ont plus de majesté et quelques-unes disposées en un vase qui. les con tient sans les, serrer suffisent à orner là chambre. Mais, Içs premières doivent.plonger en masse dans l'évaseinent favorable d'un, cristal. Il faut Voir leurs tiges. Il faut que toutes leurs floraisons qui, en mûrissant leurs blancheurs, en défaisant leur forme éphémère prennent, des irisations nacrées, des roseurs furtivès, émoi végétal de leur pro chaine mort, s unissent ^ainsi , ,qu ' une . aile bizarre. Juin! les premières chaleurs, les volets demi-clos, des zébrures de clarté dans la pénombre et,-dans un salon désert un très grand bouquet de pivoines, tout cela c'est 1 attente même de 1 été. C'est son apparition mysté rieuse qui ouvrira la porte fermée. La pendule, qui ne sonne plus les heures, se réveillera soudainement. Elle hivernait dans le silence, elle ressuscite avec la chuté de ces innombrables pétales qui semblent compter des mi nutes secrètes, selon le rythme inégal.et particulier de la. saison, qu'elle apporte le bonheur ou qu'elle avive le souvenir et le regret. Il est doux de dormir au bruit mat et soyeux du bouquet qui s'effeuille. La présence des fleurs est charmante la nuit. Invisibles et parfumées elles favorisent la visite du songe. Elies sont heureuses d'être seules avec qui les soigne et les aime. Les arrivées d'im portuns, peut-être indignes de la splendeur des corolles, ne sont plus à craindre et toutes les magies s'élaborent entre la dormeuse et les fleurs. Parmi, celles-ci, compa gnes de la solitude et du rêve sont' les 'douces, les odo rantes, les nuageuses pivoines blanches. A minuit elles étalaient encore leur floraison en fête... A l'aube, après un souffle de déclin, elles ne sont plus, comme au retour
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
En savoir plus