Extrait du journal

A vingt-trois ans, la petite Vérène n'était pas mariée et elle s'en désolait. Elle ne réussissait pas à voir le bonheur sous une autre forme que celle de la famille. Sans un mari et des enfants, la vie lui semblait glacée comme les terres du pôle. Elle attendait, effrayée; à chaque saison nouvelle, elle se sentait le cœur plus chagrin, plus aride et plus solitaire. Peu à peu, elle se persuadait que la partie allait être perdue, qu'elle était venue au monde pour y connaître ̃le destin horrible des vieilles filles. C'est vrai que les gens du pays n'étaient pas à son image. Elle était menue, les os très fins un teint bistre, des cheveux noirset crespelés de sorcière, d'extraordinaires veux violets, avec des points d'ambre et d'or. Elle boitait un peu, ayant eu lâche-, ville démise dans son enfance. Elle avait pourtant des grâces flexibles, des joues bien ciselées, une peau tissée si finement qu'un aveugle, y passant la main, l'eût trouvée plus charmante que les plus belles peaux de blondes. Furtive, agile, mystérieuse, et même un peu sauvage, elle rôdait par le parc et par le bois, surtout auprès des étangs, de la rivière et des fontaines, car elle raffolait des eaux. Personne de l'estimait déplaisante mais, a tous, elle semblait une étrangère. Les hobereaux chasseurs, aux muscles forts et aux grandes poitrines, les bourgeois pourvus de terres ou de rentes préféraient des filles moins frêles, et sa fortune était trop mince pour attirer les spéculateurs. Elle-même ne se serait pas accommodée d'un homme trop brusque et trop grossier. Aussi la trame des jours s'allongeait; Vérène sentait s'épuiser une à une les gouttes précieuses du vase où l'on ne boit qu'une fois. Elle ne le sentit jamais plus douloureusèment qu'au printemps de son vingttroisième anniversaire....