Extrait du journal

EX1E était accoudée au bastingage de l'autobus comme si c'eût été celui d'un transatlantique. Le corps penché en avant, pour recevoir en plein front le vent du large, elle laissait son regard errer sur la mer des Sargasses. C'était seulement la Seine • au pont des Invalides. Mais ce front peuplé d'horizons, et deux mèches qui sortaient d'un chapeau, cela suffisait à faire de Paris un paysage marin. Elle portait une veste et une jupe de bonne coupe qui avaient dû. être impeccables avant de s'embarquer sur les autobus. Aujourd'hui, ils avaient acquis cet air complaisant des gens et des habits qu'on a beaucoup coudoyés. Son chapeau était en retard d'une demi-saison, son maquillage, avait une nuit de trop. Elle ne songeait point d'ailleurs à le refaire. Elle était trop occupée, à éplucher ses ongles telles des crevettes roses. Au Rond-Point des Champs-Elysées, ils étaient entièrement décortiqués. Elle descendit, sans même atten dre que l'autobus fût arrêté, et s'enfuit en Courant sous les arbres d$ .l'avenue. Il était facile de deviner où elle courait ainsi : vers une maison de couture où elle allait prendre son service de mannequin avec, sans doute, un bon, quart d'heure de retard sur son horaire. Dans quelques instants elle allait ressortir de la cabine d'habillage avec une beauté refaite à neuf, dçs ongles laqués de frais, et vêtue d'une robe qui représenterait trois ans de ses trajets en autobus. Elle aurait un pas réglé sur l'ampleur des jupes de la nou velle collection, des gestes calculés pour mettre en valeur un corsage ou un casaquin. devant un parterre de com missionnaires américains. Ceux-ci, au contraire de ce que font tant 'd'autres, la regarderaient-passer comme -si elle était absente de ses atours. Elle allait se-faire ljelle pour jouer la femme invisible. Elle allait arriver encore tout essoufflée de sa- course, ; Fesprit plein de ruses pour dépister les gens qui croient que l'exactitude est la pre mière condition de l'élégance et, en un instant, tout la quitterait, ses songes, sa malice; son vieux tailleur. Elle serait changée en statue. Si l'on avait donné à choisir à cette jeune personne entre ces deux images d'elle-même, laquelle aurait-elle préférée ? Celle du salon ou la passagère de pont de l'autobus ? La première, sans doute. Pourtant, ses grâces les plus durables et les plus- sûres elle les avait sans y penser. Ce n'est pas si commode pour une jeune femme, de promener les signes du luxe parmi les filets à provision et des serviettes de clerc. Elle le faisait à merveille. Lors que le conducteur avait reçu dans l'œil la carapace hors d'usage de son pouce, il avait souri comme si elle lui eût effeuillé une rose au visage, car le peuple aime que les princesses soient familières, et matinales comme lui. Mais elle se préférait entrant dans un salon, et annoncée par le titre de sa robe, du ton dont on nomme M. le duc des Abruzzes. Ce qu'il y a de difficile dans l'élégance, c'est qu'on n'aperçoive plus ses disciplines. Il n'y a point de robe qui embellisse une femme, quand elle y respire, sur uimythme qui n'est pas le sien, comme dans un poumon deT satin. Pygmalion avait donné la vie à un marbre. Il ne la don nerait pas à ce qui a déjà un souffle et une âme. Il n'y a peut-être, que les Parisiennes pour porter familièrement les attributs de la divinité avec la même aisance que leur sac ou leur parapluie. Dans son salon de couture, cette Galatée ne connaissait que le procédé le. plus facile pour avoir l'air éternel : l'immobilité. Mais c'est dans l'autobus qu'elle s'inscrivait le mieux sur le ciel; de Paris. Elle y semblait dessinée depuis toujours. James de Coquet....