Extrait du journal
belle; sa peau luisait presque autant que les carreaux de la cour. Ses yeux écla taient d'inconscience et d'incompréhen sion ; elle était sereine, évidemment sa tisfaite : elle souriait. Son corps parais sait construit pour l'immobilité, adapté à l'immobilité, n'avoir d'autre fonction ni d'autre destin que l'immobilité. Certains visages et certaines attitudes avouent par des plis profonds, des méplats tragiques, des brisures harassées le passage d'une grande douleur, ils en marquent les éta pes comme ces plaques commémoratives qui, au bord des chemins, rappellent un accident ou un crime. Les plis amples de.la dame marocaine racontaient avec une torpide éloquence des jours, sans in cidents, des mois sans émotions, des.années merveilleusement inactives. Tous les gestes qu'elle aurait pu faire, toutes les idées qu'elle aurait pu avoir, toutes les sensations qu'elle avait évitées étaient là,"sous sa peau, ayant pris la forme de cette solide graisse blanche qui lui faisait un si beau teint. Ah l'heureuse dame marocaine ! Je m'assis à côté d'elle et la conversa tion s'engagea. Elle savait une vingtaine de mots espagnols, moi à peu près au tant ; cela suffisait — et au delà — pour exprimer ' ce que nous avions à nous dire. D'abord je la complimentai sur sa figure, et ellese mit à rire. Ensuite, pour employer quelques-uns des vocables dont je disposais, je demandai si elle avait des enfants. La chose me sem blait improbable. Comment cette.im mobile personne aurait-elle eu le cou rage,de l'aire tout ce que nécessite une pareille entreprise? Je me trompais pourtant. Elle compta sur ses doigts : un, deux, trois. Elle avait eu trois en fants. Tout de suite elle ajouta: « Ils sont morts. » Puis elle rit doucement comme elle avait fait en écoutant ma louange de sa beauté. Elle devint un peu mélancolique en disant qu'elle ne sortait jamais qu'une fois chaque année, pour aller à la propriété de campagne de son mari. Encore faisait-elle ce petit voyage la nuit et en litière fermée. Elle soupira Je crus comprendre que la grosse dame aurait senti quelque- ennui si elle avait eu l'énergie nécessaire pour cela. Elle s'étaitvite remise a rire en m offrant des confitures. Chacun de ses gestes courts remuait une pesante odeur d- encens ; elle avait beaucoup de bijoux-, 'et des soies bizarres l'habillaient somptueusement. Tout à coup elle s interrompit de sourire pour bâiller. Alors, convaincue d avoir vu toutes les manifestations de son âme, je pris congé de la grosse dame. Le jour entier, à cheval, je suivais les chasseurs, moins intéressée par les per drix rouges et les faisans qui se levaient à chaque pas que fascinée par le pay sage et grisée de grands galops furieux. Ce sont de singulières bêtes, ces che vaux d'Afrique ! Je n'entends point par ler de ceux qui, de noble race — cha cun sait cela, — descendent en ligne di recte de la jument du Prophète. Les voyageurs n'ont pas l'occasion de mon ter de si illustres animaux. Pour moi, je n'en ai vu qu'un, il appartenait au chérif d'Ouezzan , et quelle superbe bête c'était ! De formes rondes, pleines et d'un dessin impeccable, avec des ten-, dons secs et détachés, une petite tête nerveuse. On eût dit, agrandi, l'un de ces cobs admirables qui pointent et bon dissent dans les frises du Parthénon. Il était d'un blanc étrange ; la peau si fine laissait par places apercevoir le sang. 11 faisait penser à ce « cheval d'un blanc rose » qu'a décrit Victor Hugo. Mais les drôles de petites bêtes avec lesquelles je battais les buissons ne ressemblaient en rien à ce type héroïque. Quand même, quels gentils chevaux c'étaient ! si légers, si adroits de leurs pieds libres de fers, et tellement souples. On les sentait onduler sous soi, ramasser leurs musples comme des chiens au moment de franchir ùn obstacle; ils partaient soudain sans qu'on leur eût rien indiqué, se précipitaient en avant avec une sorte" de colère gaie, allaient plus vite, toujours, plus frénéti quement,comme s'ils avaient voulucourir jusqu'à la mort. Puis, sans raison, comme ils étaient partis, ils s'arrêtaient, prenaient un pas indolent, abandonné, qui berçait d'une, façon exquise. Ils igno raient le trot, — cette allure raisonnable et asservie ; quand ils se sentaient le cœur joyeux ils galopaient comme des furieux, quand ils étaient à bout de souffle ils marchaient lentement en son geant à leurs affaires : c'étaient des bêtes pleines de fantaisie et d'indépendance. Je leur ai gardé un souvenir attendri. Et les paysages, de quei singulier enchantèmentils m'emplissaient! Ilsavaient la même force de suggestion que les beaux regards des hommes qu'on voyait assis à terre le long des murs, immobiles et songeant. Ils rêvaient, eux aussi, ces paysages; non pas, comme semblent faire ceux du Nord, aux lointaines aven tures de l'homme qui les a traversés dans sa course séculaire, blessés par ses luttes, troublés un moment de ses joies tumul tueuses. Le paysage marocain ne se soucie pas de l'homme. Il n'a pas servi à le nourrir, il n'en garde pas la trace. Insensible au trouble humain, il l'ignore et son rêve rejoint le temps où il n'y avait pas d'hommes pour briser le silence. Ces couleurs qu amortit la lumière égale et absolue, cette végétation mai gre qui laisse aux lignes leur continuité, toutes les formes qui ont fait la mysté rieuse âme arabe, fataliste et pensive, pénètrent même le passant rapide et domptent son impatience. Ce qu'il voit là, ce ne sont pas, comme dans la forêt germanique, la douce Ile-de-France ou le sévère paysage romain, des chocs d'ar mées; des violences sublimes, des images de gloire.el, de meurtre. Sa mémoire va plus loin, toujours plus loin, elle re monte à des histoires plus anciennes....
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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