Extrait du journal

Paris me fait, en ce moment, l'effet d'un cuisinier qui, ayant ouvert une table d'hôte aux Batignolles, tendrait ses nappes, épousseterait ses fauteuils et irait de temps en temps jeter dans la rue un regard mélanco lique en se disant qu'il est bientôt dix heures et que le consommateur n'arrive pas. Ainsi, le potage est posé sur la grande table de l'Ex position universelle, et l'on n'attend plus, pour le servir, que les étrangers qui n'arrivent pas. On a ce pendant déjà fait l'impossible pour les attirer. Les bou cliers ont augmèn-té leurs prix efcon dit que les cafetiers vont suivre ce fructueux- exemple. Les femmes font blanchir leurs rideaux, et j'en connais plusieurs qui étudient sérieusement le change des monnaies. Une romance nationale nous apprend que quand l'étranger veut envahir la France, il faut danser à la voix du Canon; mais elle ne nous dit pas ce que la France doit faire lorsque l'étranger refuse de l'envahir. XI parait cependant .qu'un étranger a été signalé au débarcadère du chemin de fer du Nord. Venait-il des bords de la "Vistule, du Mexique où le sol tremble, ou de l'Espagne où l'on étrangle les journalistes ? la ru meur ne le dit pas. L'arrivée de cet envahisseur n'en a pas moins mis les commerçants parisiens dans un état singulier d'excitation à la dépense. Assiégé, traqué, poursuivi par une troupe de négociants décidés à se rattraper sur lui de leurs déceptions précoces, il finit par se réfugier dans un restaurant où, dès que sa qua lité fut connue, on lui fit payer un bifteck trois mille francs «ans- le pourboire. Il y aurait, à mon avis, un vaudeville assez ré jouissant à élaborer sur cette donnée. Aurait-il sept actes, n'en aurait-il que cinq, je laisse à de plus com pétents le soin de creuser cette question; mais voici à peu près comment je comprendrais la maquette de la ' chose : i « Le théâtre représente un étranger. Au fond une couver ture de voyage, à droite un carton à chapeau. Valises laté rales. A gauche, sur le premier plan, sac de nuit avec petit pain, poulet froid, chaussons de Strasbourg et tout ce qu'il faut pour monter en chemin de fer. A la scène première, l'étranger est seul et semble re gretter sa patrie. Tout à coup débusquent, de trois côtés à la fois, des hommes enveloppés de cache-nez couleur de muraille. C'est lui! c'est l'étranger î s'é crient-ils en le cernant de toutes parts. , — Messieurs! répond celui-ci, fouillez-moi si vous voulez, mais laissez-moi la vie. Je vois bien qu'on ne m'avait pas trompé en m'aver tissant que Paris était une ville remplie de voleurs. — Nous ne sommes pas des voleurs, répond le plus âgé de la bande, mais des commerçants, ce qui n'est pas nécessairement la même chose. Tu es étranger. Voilà deux mois que je me ruine à t'attendre; il faut que tu me fasses rentrer dans mes débours. Je vais te prendre mesure d'un pantalon. — Moi d'une paire-de bottes, dit un autre. — Moi d'un gilet de flanelle, ajoute un troisième. — Gependant^messieurs... — Pas un mot ou tu es mort! La rue est déserte, tes cris ne seraient pas entendus. Nous avons nos mètres sur nous, le mieux est de te laisser prendre mesure avec docilité et résignation. L'étranger veut lutter; vains efforts, on lui prend mesure. Mais au moment où ses bourreaux s'éloignent victorieusement, il leur lance cette phrase pleine d'i ronie : — Vous vous êtes fourrés dedans, mes petits Opères. Je suis étranger, c'est vrai; seulement je suis un sim ple pifferaro qui arrive de Naples à Paris avec l'inten tion de chanter dans les cours....