Extrait du journal
se servent pour saisir lé. feu : c'est le grand pont roulant qui porte cent cin quante tonnes et qui va d un bout à l'au tre de l'atelier, à la hauteur du toit, lais sant pendre comme des lianes tout son attirail de chaînes, de câbles et de cro chets ; si c'est le pont électrique, il s'a vance, gracieux, rapide et prompt comme un oiseau aux grandes ailes grises silen cieuses ; il plane un instant ; puis il em porte le bloc informe, pendu à ses pattes, comme un mouton ; puis, ce sont les grues, qui vont et viennent, actives, prenant.le fer en feu sous le bras, comme des ménagères l'anse de leur panier; puis, ce sont des fourches, des tridents, des pelles, des crochets à main, des mains de fer, des antennes d'insecte, des serres d'oiseau, des pattes de crabe ou d'écrevisse. Tout cela pince, pique, pousse, tape, accroche, serre, gratte, ratisse, touille, racle, mord et broie, avec tous les bruits, tous les cris, tous les hurle ments, tous les grincements et tous les sifflements de la création. Cependant, les hommes. silencieux vont et viennent, petits, affairés et sûrs d'eux, passant, noirs comme des ombres, devant l'orbite des fournaises, où le feu lui-même est brûlé et réduit à n'être plus qu'une eau terrible et rutilante. Voici, maintenant, là"salle des grands; outils et des grandes pièces. C'est ici. que se font les gros morceaux traités et ma niés par des géants de fer. Voilà les grands canons au cou allongé, au triple et quadruple manchon ; voilà les arbres de couche, les étambots, les poutres, les pieds-droits robustes, les morceaux de bâtisse dont les jambes sont écartées comme des colosses de Rhodes, l'épine dorsale des grands navires, leurs côtes qui semblent des squelettes de baleines échouées, leurs mâts creux ou pleins, pa reils à des tuyaux d'orgue. A ces grands appareils, les grands ouvriers : le martéau-pilon, solidement planté sur ses deux pieds massifs et qui laisse tomber négligèmment la masse énorme de son marteau dont le bruit est tel qu'il fait le silence à l'entour ; la machine à pression hydraulique, qui obtient par la persuasion ce que l'autre produit par la violence, et qui caresse le fer flambant comme l'autre le brutalise. Ici, c'est le bassin où les grandes pla ques des cuirassés descendent, debout comme des pans de mur incandescents, pour être trempées d'un seul coup. Elles sortent du four où elles cuisent. Le sif flet siffle : aussitôt les portes s'ouvrent avec fracas, comme des portes d'écluse. La plàque s'avance debout, suspendue aux chaînes de fer. Elle est plongée, sou dain, dans le bassin, froid. Lutte brusque entre l'eau, et le feu. Le feu frémit ; il est saisi et comme figé, éteint. Mais l'eau, à son tour, entre en ébullition. Elle rugit, s'irrite, bouillonne. Peu à peu, tout se calme. Le mariage s'accomplit, et de cette singulière épreuve conjugale des deux contraire#, l'eau et le feu, la plaque sort forte, froide et de trempe. Mais voici le spectacle grandiose s'il en fut, et passionnant, auquel j'assiste, la face congestionnée, les yeux grillés : c'est la coulée de l'acier sortant du four. Depuis dix heures, la fonte bout dans cette marmite située là-haut, trois fois la taille d'un homme. On nous attendait. On ouvre la porte. Le flot d'or s'échappe alors brusquement et, de son éclat sou dain, illumine tout l'atelier. Il coule, canalisé et dompté, jetant autour de lui une pluie de feu et d'étincelles blanches, bleues, roses, or et argent, qui semblent des fleurs : des boutons-d'or, des mar guerites, des myosotis et des roses. Il se précipite dans une grande cuve qui l'attend. Là, il est reçu en masse liquide, circulaire et blanche. Il bout de sa pro pre chaleur ; il éclaire comme une lune et il chauffe comme un soleil... Et tous ces ouvriers noirs circulent autour, armés de leurs grandes cuillers, hési tant parfois, mais s'approchant enfin, comme tentés et comme s'ils voulaient préliber et goûter — les gourmands ! — quelques gouttes de cette immense jatte de lait. Plus effrayante encore et plus belle, l'admirable épreuve du four Bessemer, — dans tous les spns du mot, le bouquet. Ici encore, la grande marmite bout etécume. Elle attend, contenant la force en ses flancs obscurs. Nous nous plaçons en face sur une sorte d'échafaud, à vingt mètres, pour mieux voir et sans danger. La mar mite, pesant vingt tonnes,est versée, d'un geste brusque, dans la cornue de fer, lourde et gourde, qui attend à ses pieds, là gueule ouverte, comme un crapaud apocalyptique. C'est le dragon plutôt; car, tout à coup, rempli jusqu'à la gueule, traversé, de part en part, par un courant d,'air d'une violence inouïe, il crache avec fureur contre le ciel une flamme claire et aveuglante. Le flamboiement translucide est projëté. contre une voûte de brique en forme de grotte, où les scories pendent comme des stalactites, et l'on dirait que le monstre s'irrite et se rebelle contre sa propre prison. La flamme matérielle monte et frappe sans cesse. C'est, au loin, un tourbillon d'étincelles, auprès duquel le bouquet le plus brillant du plus brillant feu d'artifice n'est qu'une pâle chute de quinquets fumeux. Panache de feu, pluie d'or, grêle de diamants, vol de colibris en flammes, essaim d'abeilles, déluge de fusées, éparpillement de jet d'eau irisé, quelle que soit l'expression, si forte et si délicate que vous la choisis siez, rien ne pourra rendre cette force et cette grâce, cette horreur et ce charme indicible. La flamme, blanche d'abord, devient rose, puis rouge; la chaux, dont on la bourre par quatre fois, lance ses dernières pétarades ; la fumée rougit, brunit. Elle remplit le vaste ate lier de son irrespirable rougeur. L'émo tion est plus grande encore que la cha leur et l'étouffement. Les ingénieurs eux-mêmes, si habitués qu'ils soient à ce spectacle, sont saisis. Ils se taisent. Ils attendent, et nous attendons, haletants, le moment où, la cuisson enfin achevée, la cornue, gourde, lourde et noire est ren versée A'ua seml ctme,' et au èll^se <3év...
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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