Extrait du journal

-Pour-les gens de la campagne, le sainfoin est une plante de la famille des légumineuses et dont les espèces peuvent servir, pour-la plupart, à la nourriture des bestiaux. Et sans doute, parce que ses yeux sont rassasiés de verdure, un paysan, devant un champ de sainfoin, ne songe qu'aux récoltes, plus ou moins nombreuses, qu'il en peut tirer. Mais, s'endormir un soir en arrivant de Paris et, le matin, en ouvrant sa fenêtre, découvrir une prairie immense et prête à être fauchée, cela suffit pour faire aimer ,le sainfoin, comme ne savent pas l'aimer les paysans. Or, pendant six semaines, à toutes les heu res du jour et de la nuit, j'avais contemplé le* champ de sainfoin au bord duquel ma cham bre était posée, presque comme une ile, car il s'allongeait de tous côtés, en escaladant le coteau. Au sommet, il s'arrêtait juste à temps pour ne pas heurter le ciel dont il su bissait cependant tous les caprices. Et le ca ractère du ciel se montrait -tellement désar gréable que le sainfoin, lui-même, en était quelquefois tout retourné. Certes, ses tiges aiment l'eau, et cet été ne leur ménagea point les nourrissantes douches.. Aussi, elles avaient poussé dru et dressaient fièrement leurs soixante-cinq centimètres de,taille. Mais, tant dé hauteur n'impressionne pas les,rafales. Et pondant des journées entières, on a vu le pauvre sainfoin se courber et pâlir parce que la pluie et le vent le battaient sans arrêt. Comme il avait fait soleil la veille, des hommes sont venus, l'autre semaine, et bientôt du champ de sainfoin, il ne restait plus,qu'un tapis d'herbe rase et jaune, sur lequel les, épis fauchés s'éparpillèrent pour devenir secs. Alors seulement, nous eûmes la permission de faire une visite de condoléances à ce champ dévasté. Et nous avons dû prendre garde à ne pas écraser sous nos pas les tiges flétries, car de douleur, parait-il, elles tombent aus sitôt en poussière. La semaine d'après on éleva les meules, et en nous enterrant pen dant cinq minutes sous l'une d'elles, nous nous sommes crus transportés dans quelque coin humide et chaud du Sénégal. Mais sous le sainfoin mort voici que re poussa un autre petit sainfoin. Ce fut d'abord un tapis de laine ! vert foncé qui remplaça le vilain tapis jaune, et dont, de jour en jour, la laine devint haute. C'eut été un délice d'y poser ses pieds nus ; mais il apparaissait si net, si coquet, si bien peigné par une mécanique invisible, qu'on eût craint, de déranger, avec un seul pas, sa belle.ordonnance. Et le vent lui-même semblait ne plus oser se déchaîner sur cet enfantin sainfoin. C'était sa benjamine, la fir«e,:qu'il envoyait pour donner aux mille petites têtes vertes le coup de brosse indispensable. Le grand ciel gris les recouvrait, tel un édredon ouaté. La pluie tombait en gouttes fines qui s'insinuaient, pour les gonfler de sève, jusqu'au coeur des feuilles les plus cachées, les plus menues. Aussi le moindre rayon du soleil, les faisait étinceler et leur amenait des familles entières de papillons blancs qui ne dédaignaient pas de flatter, d'un doigt de cour, les rustiques fleurs du sainfoin. Car,; à ce régime-là. le sainfoin en a vite, deb fleurs. Et les papillons et les vaches n'ont pas si mauvais goût,, car elles sont fraîches et sucrées sous les lèvres. Et non seulement les fleurs, mais les tiges poussaient comme des folles, dans ce champ, mobile qui ne ressem blera pas demain à ce qu'il était hier, ét pour...