Extrait du journal

Je relisais hier un de nos plus vieux chroniqueurs, ët l'un des plus pittoresques, Froissait. Et je suis tombé sur le passage où il raconte de quelle façon les Anglais nous traitèrent après leur victoire de Poi tiers : « Ils laissèrent, écrit le vieux chroniqueur, les Français payer à rançon plus courtoisement qu'on ne fît jamais et ne les contraignirent aucunement que de leur demander sur leur foi combien ils pourraient payer, et les croyaient facilement sur ce qu'ils di saient, car ils répétaient communément qu'il ne fal lait pas rançonner chevaliers, ni écuyers, si. étroite ment qu'ils ne pussent bien vivre et se gouverner sur leurs terres et servir leurs seigneurs selon leur état, en chevauchant par les pays pour assurer leur camp et leur honneur. » Mais le bon Froissait ajoute : « La coutume des Allemands n'est pas si courtoise, car ils n'ont pitié ni merci de nul gentilhomme s'il tombe prisonnier entre leurs mains ; mais ils le rançonnent de toute sa fortuné et*au delà, et ils le mettent dans les ceps, dans les liens, dans les fers et les plus étroites pri sons qu'ils peuvent, pour extorquer une plus grosse rançon. » Il y a quelquefois profit à relire les vieux chroni queurs. Quand l'alliance franco-anglaise, nouée si étroitement pendant la guerre, menace d'être com promise par quelque discussion aux conférences de La Haye ou de Londres, je me rappelle invincible ment le récit que me firent à Londres deux jeunes filles anglaises, lorsque j'étais allé en Angleterre, peu de temps après l'armistice, pour y parler de Verdun, au nom de l'Alliance française : — Le 3 août 1914, me dirent-elles, nous nous sommes embarquées à Folkestone pour la France, afin d'y servir comme infirmières. Nos familles nous faisaient bien quelques objections, mais chez nous les parents respectent la volonté des enfants. Le ba teau où nous montâmes était bondé de Français qui rentraient. Votre ambassadeur vous dira que pas un ne manquait à l'appel : des insoumis, comme vous dites, des réfractaires, des déserteurs, qui se croyaient détachés pour toujours de la patrie étaient là. Sans doute avaient-ils senti eux-mêmes un ébranlement •qu'ils n'avaient pas prévu. Cependant l'atmosphère qu'ils avaient respirée en Angleterre avait été favo rable aussi à leur décision. Ils n'auraient, pas pu res ter chez npus sans se faire montrer du doigt. Quand l'équipage retira, les aheres, nous regardâmes la terre. Jusqu'au départ; flous avions été absorbées par le spectacle des allées et venues sur le bateau. Fol kestone, que vous connaissez, est dominé par une ceinture, de falaises, de collines qui se dressent audessus de la mer comme les gradins d'un cirque. Or, ces collines, ces falaises étaient noires de monde. La ville, les campagnes environnantes étaient venues as sister au départ des Français. La Grande-Bretagne n'avait pas encore pris sa résolution d'entrer en ligne. Du moins personne ne le savait encore d'une façon certaine. La nouvelle n'en devait être publiée que le surlendemain. Quand le bateau prit le large, tout le peuple des collines salua et entonna la Marseillaise. Nous ne voyions plus la terre anglaise, mais cette foule qui la recouvrait et qui chantait votre hymne national. Alors nous avons eu l'impression qu'au lieu d'aller en France, nous venions déjà de la quitter... Henry Bordeaux. de l'Académie française....