Extrait du journal

Un léger coup de sifflet, aussitôt tordu, étouffé, emporté dans un bondissement du vent hargneux, frôla nos oreilles, et le travail commença. La lourde porte de l'écluse s'ébranlait. La porte de cette écluse, c'est une large chaussée de béton coulé sur une construction métallique et qui, tirée, barre l'immense sas et en fait communiquer les deux bords. Elle s'ouvrait. Âvee autant d'aisance, et de ■sûreté qu'un enfant fait glisser le couvercle d'une boîte de dominos, avec plus de facilité qu'une garde-barrière, ayant mis sous le bras son drapeau rouge, pousse la clôture d'un pas sage à niveau, la porte géante, se détachant soudain de la muraille à laquelle elle semblait incorporée, roulait silencieusement sur les rails enfouis au fond de l'eau, et, docile à une force invisible, se retirait dans une tranchée dispo sée, de l'autre côté, pour la recevoir. Pendant ce temps, les vannes électriques étaient déjà en action et les eaux cherchaient sans colère leur niveau. Sept minutes n'étaient point pas sées que l'immobilité s'était faite. Un blanc cargo japonais, servi par de petits hommes alertes et graves, entra ; notre bateau le sui vit ; d'autres se hâtèrent à leur tour... Nous avions devant nous une cuve gigantesque de 270 mètres de long, de 35 mètres de large, avec une profondeur d'eau de 10 m. 50 à marée basse. C'est l'écluse du Kruisschans, la dernière en date des écluses de l'Escaut, commencée avant la guerre, ouverte d'hier, un travail cyclopéen. On ne fait pas mieux, on n'a pas en core fait plus grand : l'écluse majeure de Pa nama a perdu son privilège. Depuis deux heures, de bassin en bassin, battus par le vent, nous naviguions à travers le port d'Anvers. Par la porte du Kruisschans, nous pénétrions dans l'Escaut. C'était enfin le large, l'espace libre, la majesté d'estuaire d'un fleuve silencieux, la nature nue et vide : nous étions saturés de bruit, rompus de mouvement, écrasés d'infernale activité ; tant de force en action nous avait épuisés ; tant de grandeur nous ramenait à notre petitesse ; le colossal spectacle qui venait de nous être donné, pré cisé par les cartes étalées sur le pont, éclairé par les explications des ingéhieurs qui nous ac compagnaient, faisait en nous un chaos. Il nous fallait maintenant ordonner nos impressions, étiqueter nos souvenirs, ranger les tiroirs de nos connaissances neuves. Mais quelque chose...