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Le Figaro, 28 février 1899

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Le Figaro
28 février 1899


Extrait du journal

Que n'importe quoi se prenne à clo cher en France, nous restons les bras ballants et la bouche bée. Nous geignons : « Ces choses-là n'arrivent qu'à nous. » Il ne nous vient pas à l'esprit de faire nos petits rangements et nos petits net toyages nous-mêmes, sans appeler le gouvernement au secours, et de nous dire comme les Anglais : Aide-toi, la loi t'aidera. Les Anglais prennent leur balai. Si le balai ne suffit pas, ils se servent du manche, et neuf fois sur dix ils s'en ti rent tout seuls. Un de leurs plus grands nettoyages, et qui leur a fait grand hon neur, est à rappeler en ce moment. Ce fut celui de la presse. Le temps n'est pas loin où il existait à Londres des jour naux de chantage d'une impudence à n'y pas croire, et une presse pornogra phique auprès de laquelle la nôtre • est du Florian. Cela ne se passait pas dans des temps très anciens ; c'était sous la reine Victoria, aux environs de 1840, et les vieillards de là-bas peuvent encore s'en souvenir. Le public britannique avait manqué de résolution au début de la maladie. Il avait fait comme nous faisons, il avait laissé aller les choses, et les choses avaient marché très vite. Le chantage était devenu une manière de profession. Deux journaux entre autres, le Siècle et le Satiriste, le pratiquaient presque au grand jour. Ils en avaient fait un commerce comme un autre, fonction nant avec la régularité d'une épicerie modèle. Les articles de diffamation n'épar gnaient ni les femmes, ni l'armée, ni les personnages officiels, ni l'entourage de la Reine, et ils étaient d'une abominable méchanceté. Nous croirions tout perdu si nous en lisions de pareils dans un jour nal parisien ; nous prédirions la fin du monde pour le mois prochain. L'article fait et imprimé, le journal l'envoyait en épreuves à la personne visée, avec un bout de facture et un mot d'explication. La,facture portait un prix, calculé d'après les ressources présumées de la victime. L'explication lui apprenait que l'article serait supprimé si elle payait. Donnant, donnant. Une fois sur deux, la victime s'exécu tait. Elle n'en était pas toujours, plus avancée; le secret finissait quelquefois par transpirer. On sut ainsi, que les no tes étaient salées : 25,000 fr., 50,Ç00 fr., 100,000'fr. et davantage. Le Siècle tenait la eorde avec une facture de 125,000 fr., qui lui fut payée pour ne pas mettre un article où figuraient plusieurs « person nalités », dont un officier général. Les grincheux prenaient leur canne et couraient aux bureaux du journal. Ils étaient reçus au Siècle par un colosse ir landais armé d'un énorme gourdin, et ils avaient beau réclamer le directeur, le fameux Wèstmacott, le directeur demeu rait invisible, tandis que l'Irlandais et son gourdin n'étaient que trop visibles. On en était, réduit à guetter Wèstmacott dans la rue ou les lieux publics, et il fut bientôt l'homme le plus battu de la Grande-Bretagne, mais il tenait bon : les affaires allaient si bien et il empochait de si beaux bénéfices que cela valait la peine de se frotter le dos. Son concurrent du Satiriste, Gregory, était doublement fameux, comme maîtrechanteur et comme gourmet. Il avait un cuisinier remarquable et donnait d'excel lents dîners. On y allait. Les mémoires du tempâ rapportent qu'on y rencontrait même beaucoup de gens distingués. Représentez-vous le monde parisien tributaire de deux forbans de cette es pèce. Nous serions tous à genoux de vant les Chambres pour qu'elles nous fissent une bonne petite loi sur la presse. Le monde londonien prit son balai : Aide-toi, la loi t'aidera. Il y a une limite au nombre des raclées que peut supporter une échine humaine, même avec de l'habitude. Wèstmacott ne tarda pas à sentir que la mesure était comble. Il ne pouvait plus poser le pied dans la rue sans être rossé. Tout le monde se mettait contre lui. Un jour qu'il était assommé par le père d'une de ses victimes, la police vint à passer. Il l'appela au secours : la police le connais sait, elle refusa d'intervertir et pour suivit sa route. Il eut l'effronterie de s'a dresser aux tribunaux; les juges trouvè rent un biais pour ne pas s'en mêler. Les procès et les amendes pleuvaient main tenant avec les coups. Le métier était gâté à tous les points de vue. Je ne sais pas ce que devint Westmascott, niais il n'en fut plus question, non plus que de son journal. Gregory, l'honjme aux dîners, fut sup primé par le duc de Brunswick, le même que nous avons vu à l'Opéra avec des perruques bleu-ciel ou vert tendre. Le Satiriste avait publié sur cet original des séries d'articles ignobles. Le duc pour suivit Gregory se cacha ; le duc promit une récompense à qui le ferait arrêter. On finit par le trouver dans un buffet fermé à clef. Il passa en jugement et fut condamné pour sa série d'articles à une série de mois de prison, pour lesquels il n'eut ni loi Bérenger ni régime de faveur ; il fit ses peines avec les prisonniers de droit commun, qui sont traités durement en Angleterre : Aide-toi, la loi t'aidera. D'autres feuilles, sans tomber jus qu'au chantage, attaquaient les per sonnes avec la même violence et la même grossièreté que 16. Siècle ou le Satiriste. Le public anglais refusa aussi de les to lérer plus longtemps, et ce qui se passa alors montre là profonde vérité du mot...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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