Extrait du journal
voisée, la duchesse Orlanda, implacable, l’envoyait à la potence ou à la hache. Elle méritait, en effet, malgré ses déborde ments, la couronne de lauriers dont, sur les médailles, était nimbé son profil hiéra tique. Elle dénouait les intrigues. Elle tenait en respect même le pape si prompt à jeter l’anathème, mais cauteleux, aimant mieux que cette femme fût son alliée que son ennemie. La nuit, elle était une tille de lupanar qui brame ses appels éperdus, qui se vautre sous les assauts enfiévrés des hommes, qui perd la tète, qui ne s’en dort qu’abrutie de lassitude, prostrée, à demi moi te ainsi qu’un ivrogne au creux d un ruisseau. Le jour, elle devenait l’au guste, la grande conductrice des peuples, songeant aux lendemains avec sagesse, discutant avec le conseil des Nobles et les ministres, chaque projet, chaque loi, cha que alliance, émerveillait les vieillards par la clarté de ses idées, par la prudence de ses décisions. Et comme elle se défiait de soi-même, que la bête sans cesse éveil lée en son corps la tourmentait, l’exaspé rait île brusques atteintes, la Madonnetta se faisait toujours apporter dans une des chambres du palais — tout près de la salle du Conseil — un large bassin de cuivre empli d'eau glacée où, de ci, de là, entre deux délibérations, elle se hâtait de trem per sa croupe et son sexe, d’en apaiser l’intense brûlure. Lorsqu'elle eut les cheveux blancs, le front ridé, l'âge où l’on commence à re douter la justice de Dieu, à faire péni tence de ses fautes, la duchesse Orlanda, loin de s'amender mais n’ayant plus le courage de pérégriner par la ville et les champs, ainsi qu'eu sa jeunesse, ordonna que sa garde d honneur serait désormais recrutée parmi les plus vigoureux, les plus grands, les plus beaux hommes de toute l’Italie. Et. de temps en temps, elle en passait la revue, à pas alentis, les toisait les uns après les autres, les interrogeait et dési gnait enfin le hallebardier qui serait de service dans l’alcôve. Malgré sa cinquan taine, la Madonnetta était encore alerte et ardente, et comme les soldats racontaient d’émerveillantes histoires, il courait dans le peuple la légende qu'elle était magi cienne et, au coup de minuit, se muait en jeune Mlle, redevenait rose et blonde jus qu aux primes lueurs de l'aube. Le petit duc avait grandi, et désormais impatient de gouverner, détestait sa mère, se cloîtrait en une sorte d’exil, guettait l'heure où elle rendrait Vaine. Ses rancu nes s’accumulaient comme un amas de fiel au fond d'un vase. Et il s’était juré de décimer tous les favoris qui avaient couché avec la Madonnetta, de les perscéuter comme une horde do larrons. dépendant, un jour, à la lin de sa revue accoutumée, la duchesse eut un sursaut (l'admiration et s’arrêta, les prunelles comme aveuglées par un coup de soleifr. Devant elle se carrait une recrue nouvelle. Un bûcheron de l’Abruzze, aux longs che veux bouclés, aux bras énormes, aux lignes de statue antique — on eût cru voir le torse puissant et l'encolure d'Héraklès — et qui avait des reflets de ciel dans les veux et aux lèvres un sourire dédaigneux de géant qui ne redoute aucune attaque. Des frissons d’émoi secouaient tout le corps de la Madonnetta. Et d’une voix qui s’assourdissait, qui avait des inflexions rauques, elle dit au garde : — Je te donne le marquisat d’Onihvietto, la régie du sel et de l’argent, la capitainerie du palais ducal... Suis-moi! Le bûcheron devint en une semaine le principal personnage du duché. Il parlait à peine, ne savait pas signer son nom sur les édits et semblait ne rien comprendre à ce brusque changement de fortune. Le petit duc en râlait de colère, d’autant que la Madonnetta, affolée, avait secrètement épousé son favori dans les cryptes de la cathédrale. Des mois s'écoulèrent. Enfin, le jour des Saints-Anges, comme les ministres attendaient la duchesse Or landa — et le Conseil était certes inquiet puisqu’il s’agissait de déclarer la guerre au doge de Venise — au bout de deux heures, Ottavio Buodelmonti, le plus hardi de tous, se décida à braver la con signe sévère qui, sous peine de mort, défendait aux manants ainsi qu’aux nobles l’entrée des appartements du palais. 11 frappa de son gantelet à plusieurs reprises. Il entrouvrit une porte, puis une autre, marmonna une respectueuse et dévote salutation. Aucune voix ne lui répondit. Et ayant pénétré enfin dans la chambre ducale, il vit la Madonnetta qui chevauchait le bassin de cuivre, morte, les jambes affalées, les mains tordues dans l’eau, la nuque comme incrustée en arrière dans le mur. Le petit duc en fut aussitôt averti, et il n'eut pas une larme, pas une parole de regret, ordonna seulement :...
À propos
Fondé fin 1890 par François Mainguy et René Émery, Le Fin de siècle était un journal mondain bihebdomadaire. Lorsqu’il paraît, il sort immédiatement de la masse en vertu de son style badin et de l’érotisme à peine voilé de ses dessins. En 1893, son « bal Fin de siècle » fait scandale à cause de la tenue très légère de certaines de ses convives. Quelques années plus tard, en 1909, le journal devient Le Nouveau Siècle. Il disparaît en 1910.
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