Extrait du journal

Hier s'est ouverte, à Versailles, la foire annuelle des antiquaires, dans la vaste orangerie du château. Au centre de la salle voûtée, où règne une fraîcheur délicieuse, là grande statue de Louis XIV habillé en empereur romain semble présider dédaigneusement à cette défroque du luxe d'autrefois. Défroque si l'on veut, j'aime cette défroque. Il y a là de tout, depuis la Renaissance jusqu'à la Restauration et même Louis-Philippe, et l'on peut y voir de fort belles choses. Oh! la belle commode Louis XVI, d'un si joli bois frisé, d'ornements si simples! Combien ? ' Douze mille cinq. Merci... Je verrai... Je dis: «Je verrai», mais je ne reverrai pas du tout. Ce sont là des prix pour nouveaux riches. Les boutiques se suivent sur deux rangs. Ici, une tapisserie aux armes de France sur fond bleu semé de fleurs de lis; là, une chambre ancienne avec ses boiseries très simples et son parquet. Ailleurs, des tableaux de fleurs, des bahuts, dçs tables, de tout, même de vieux livres aux armes. Et toujours des prix inabordables. Pour qui aime les belles choses, c'est un sup plice de fes voir, de les admirer et de ne pou voir les acheter. Autrefois, les antiquaires étaient de simples revendeurs sans la moindre instruc tion, et l'on pouvait faire de bonnes affaires. M m'est arrivé d'en faire et de garder ces souve nirs du bon temps. Aujourd'hui, les antiquaires ont étudié, ils se sont instruits, ils sont tous plus ou moins experts, et vous ne leur apprendrez rien. Ils se trompent parfois sur une époque, mais ils n'en veulent pas convenir, et ceux qui les croient sont, comme eux, de -bonne foi. Il esf vrai que les styles n'ont pas de date fixe: le style Louis XVI a commencé sous Louis XV, et le style Directoire a commencé sous Louis XVI. Depuis la guerre, il y a une crise du bibelot, comme il y a une crise du logement: on n'en trouve plus ! Tout a été enlevé par les nouveaux riches, les Américains, les Anglais et d'autres, à des prix fabuleux. Voulez-vous un conseil? Si vous êtes collec tionneur, spécialisez-vous. N'ayez qu'un genre et procurez-vous tout ce qu'il y a de mieux dans ce genre. Alors, vous serez connu, coté, et si vous ou vos héritiers procèdent à une vente, le prix d'achat sera doublé, triplé, peut-être décuplé. On ne veut plus des collections bazars, à moins d'y trouver des chefs-d'œuvre. Pourquoi cette hausse en tous genres : tableaux qui dépassent deux millions, comme l'autre jour; tapisseries d'un million et plus, gravures, des sins, autographes, bibelots même? La raison en est simple: on n'en trouve plus; tout est en Amérique ou ailleurs, ou chez nous, mais classé et pour un certain temps inaliénable. Il y a aussi une autre raison à cette hausse: c'est -la baisse du franc. L'étranger achète pour le tiers ou le quart du prix que_ nous donnons aux mêmes objets. Et c'est grand dommage de voir la France ainsi dépouillée de ses trésors d'art, compte le fut autrefois l'ltalie. • Jamais on. n'a vu tant d'antiquaires. Tous les jours on voit surgir, ici ou là, une nouvelle bou tique. Il y a à Paris des rues spéciales pour antiquaires, niais d'autres n'ont plus de choix et prennent le pas-de-porte où ils le trouvent, et ils réussissent, tant est grande la fureur de la mode. Beaucoup de femmes dans ce métier, et ce sont les plus exigeantes. Regardez cependant de plus près, et vous verrez qu'à défaut du Louis XV, du Louis XVI, du Directoire et de l'Empire, on vous offre la Restauration et même du Lc-uis-Philippe. de l'affreux Louis-Phi lippe. Bientôt on vous offrira du Second Empire. Louis de Meurville...