Extrait du journal

A Clément Vautel. J'avais pris, hier matin, des gants beurre frais pour aller inaugurer, à six pas derrière M. Fer nand David, le concours horticole des Arts déco ratifs. Je ne le regrette pas, .car, ma foi, j'avais l'air d'un jardinier qui vient de s'habiller en l'honneur des roses, des pommes d'api et des rainettes, et ces demoiselles le méritaient bien ! Ah! les belles pommes!... Si grosses, si .rouges ou si dodues, si reluisantes et si vernies, si bien astiquées et dorlotées, qu'on avait envie de leur faire des niches du bout de sa canne, comme Chariot dans- , les films américains. Et quelles poires, quels raisins!... Sans parler des chry santhèmes. Ah! mesdames, ces chrysanthèmes! Chaque année, c'est une gageure: on nous en montre de plus monstrueux, des roux qui ont l'air soufflés comme des lunes, des blancs qui semblent alourdis de neige, des mauves empa nachés comme Cécile Sorel et dignes de paraître a Versailles. Fleurs géantes et fruits géants m'ont fort impressionné à l'arrivée, hier matin. Dois-je en conclure que j'en doive être émerveillé? Non. Car si j'admire cette sorte d'amour dont les cultivateurs entourent leurs phénomènes et les produits de la nature pour arriver à cette admi rable éclosion, il n'en est pas moins vrai que les poires ne sont pas nées pour être trans formées en citrouilles, ni les giroflées en, choux fleurs ! J'ai applaudi bien davantage à l'ingé niosité de certains horticulteurs qui ont trouvé le moyen de mettre le « gui » en pots... Au gui l'an neuf! Au gui nouveau! Vive le gui! Celui-là' pousse et grandit à volonté, plus riche de bonheur et' de joie puisque sa sève demeure vivante. Et puis, il faut déjà tellement d'esprit pour y-avoir songé !... Mettre le gui en bou ture, c'est une trouvaille de chez nous!... Les vieux Gaulois, qui n'étaient pas bêtes, n'y avaient pas même songé, ce qui les obligeait, à chaque fête druidique, à faire des galipettes dans les arbres et à déchirer leurs robes de chambre. Et notez qu'il y a du gui « papa » et du gui «maman » : le premier a petites fleurs jaunes or, le second a boules blanches... Ça, c'est une trouvaille!... Gui, boules fragiles, boutons d'or, je vous en prie, ne prenez pas mon cri de joie pour un encouragement à grossir, et si vous voulez qu'on vous aime éternellement, restez éternel lement petits et faites que vos petits surtout ne deviennent pas plus gros que vous. De l'esprit, c'est bien, mais il y faut aussi la mesure... Et si, reprenant mes gants beurre frais, l'an prochain, pour retourner inaugurer une exposition horticole à six pas derrière M. Fernand David, je m'aperçois qu'on met toujours du gui en pot, mais que l'orgueil des jardiniers le transforme en eucalyptus, je pren drai mes cliques et mes claques et je. m'en irai retrouver le jardin de mon curé, un curé qui manie la pelle, le sécateur et l'arrosoir... Cher Clément Vautel, qu'en pensez-vous ?... Mon curé, celui qui va tour à tour chez les riches et chez les pauvres, n'a jamais envoyé ses fruits à l'exposition d'horticulture, ni ses fleurs non plus d'ailleurs, car, sage comme •le Créateur, il sait qu'un trop gros fruit n'a plus de goût, qu'une grosse fleur n'a plus de parfum, et ses fleurs il les donne à respirer aux vitraux bleus de son église, à sa Vierge blanche et dorée, à ses fidèles et aux passants, aux abeilles et aux libellules... Quant à 'ses fruits (Dieu ne l'a jamais défendu qu'à Eve), il les mange! Pierre-Plessis...