Extrait du journal

Pour en arriver là! Pour engendrer cette chose informe et neutre, qui fait pitié et qui fait honte ! Les gens du monde ne savent pas, en cette fête du vernissage, quelles douleurs ils coudoyaient parmi l'échange des sourires ; une des pires dou leurs que puisse connaître l'homme, car il s'agit tout à coup, brusquement, de retomber des hau teurs du rêve pour s'écrouler dans un néant, et tout à coup d'apprendre au seuil de la vie la peine désastreuse qui s'appelle le doute de soi ! C'est l'avenir qui meurt, le monde ouvert qui se re ferme, la solitude, l'exil, par une trahison. L'en fant préféré vient de trahir sa mère et l'a frappée à mort. Car il y aun cœur de mère, dans la poi trine des artistes, pour cet enfant de leur pensée. Alors, on s'en retourne, condamné par soi-même, et l'on pleure. Souvent, le pauvre hère, qui s'était cru un de mi-dieu, ne veut plus la revoir cette œuvre parri cide qui l'a si cruellement trompé. Il ne la ré clame jamais. Il l'abandonne à son désastre. Dans un dépotoir de ces enfants abandonnés, les toiles sont retournées au mur, appuyées l'une sur l'autre, comme les cartes d'un jeu, innombrables. Les blanches statues de plâtre, dans un hangar, s'alignent côte à côte., en des postures désolées : la poussière des années successives s'amasse sur elles et les revêt de deuil. Des ouvrages qui fu rent grotesques deviennent, par l'abandon, lu gubres. Peut-être les auteurs sont morts. Les statues restent là. Elles sont encore une centaine, dans un coin des ruines actuelles : ces ruines vont tomber sur elles. Ces formes grises et laides furent jadis de beaux rêves, et des espoirs. On di rait un cimetièçe. d'âmes. Edmond Haraucourt...