Extrait du journal

Il y a misère et misère. Où va se nicher l'inégalité ? La misère aussi a son aristo cratie comme son peuple, et ce dernier n'est peut-être pas le plus à plaindre. Voici le récit que nous lit hier un gentleman de nos amis, que nous avions rencontré à la gare Saint-Lazare : « J'étais monté en wagon à la station de ***, revenant de la petite propriété que j'ai entre Paris et Saint-Germain. ' En face de moi s'assoit une femme, plus que modestement mise, accompagnée de trois enfants. Les enfants plus soi gnés quela femme. Etait-ce leur mère, n'était-ce pas plutôt une gouvernante ? Je me lis cette question parce que celle qui en était l'objet attira mon attention par l'attention même avec laquelle elle me regardait. Peut-être l'avais-je vue autrefois. Mais où? Quand? Ses traits ne m'étaient pas inconnus, et cependant, je n'aurais pas du tout su dire qui elle était. » Elle rompit le silence. » Vous ne me reconnaissez pas... En effet, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus... Tout a bien changé depuis !... La dernière fois, c'était àCha mar&nde... » Chamarande ! Ce nom fut un trait de lumière. Ma mémoire fit, en arrière, un bond de quinze ans, et je la revis, celle qui était la devant moi, humble et pré maturément flétrie, dans le triomphe de son aurore. A Chamarande, c'était la fille adulée d'un des plus hauts person nages de la cour impérial j et d'une des beautés de l'époque. Fille de duchesse, petite-fille de princesse, voilà donc ce qu'était celle qui tout à l'heure m'appa raissait comme la gouvernante de son trio de bébés. » Alors me revint à l'esprit toute l'his toire lamentable de cette décadence dont les journaux et le public ne se sont déjà que trop entretenus : un ménage fri vole, des besoins d'argent satisfaits, tant bien-que mal, à coup d'expédients dont la justice avait dû finir par se mêler ; une aïeule plusieurs fois millionnaire, mais célèbre par son excentrique du reté pour les siens; une mère remariée, embarrassée elle-même... m;as depuis la mort de l'aïeule, de la princesse, les choses avaient dû changer... Comment se faisait-il que... » J'osais à peine interroger ; mais elle répondit aux questions qu'elle lisait dans mes yeux : » Oui, ma mère est devenue très riche ; mais, moi, je suis très pauvre, quand même. » Et votre mari ? » Mon mari voyage. » Elle n'ajouta rien, la délaissée, et elle ne soupira même pas. Seulement, ses lèvres devinrent un peu plus pâ les et sa joue un peu plus rouge. » Voyez mes enfants, me dit-elle, comme pour changer de conversation et essayant de consoler la femme par la mère. Voyez !' ils sont presque bien mis. J'ai l'air d'être leur servante, pas vrai?... S'il me reste quelque part un lambeau d'orgueil, il est là. »Ah ! si elle a péché, pensai-je, com me elle expie ! » Nous étions arrivés à Paris. Elle des cendit du train, avec sa couvée. Il pleu vait ; parbleu ! Je lui offris, pressentant qu'elle allait faire une longue route à pied sur le pavé boueux et glissant, d'ap peler une voiture et de la déposer à la porte du logis, sans aucun doute perdu dans quelque quartier lointain, où elle abrite son abandon. Elle refusa, avec un sourire doux et fier. Je le connais depuis longtemps ce sourire des gens qui, ayant tout perdu, même l'espoir, sourient au mal comme à une vieille connaissance, s Mais,non! dis-je à l'ami gui ve nait de me raconter ce que j'ai fidèle ment transcrit, il est impossible qu'il n'y ait pas d'espoir pour cette jeune femme. Outre sa mère, il y a de grandes fortunes dans sa famille-; il y a de bons...