Extrait du journal
Jo reçois tous les mois la visite d’un vieil ouvrier parisien, bbn à tout. Il fait le tour de ma maison, répare ce que la maladresse a estropié, ce ()ue la durée a fléchi. Le marteau, la colle chaude, n'ont pas de mystères pour cet artisan. Les pen dules se remettent de niveau quand il les touche ; scus son marteau, les pointes s'enfoncent droit dans la brique ; le cui vre se fait obéissant. ; le fer s’assouplit ; le bois a honte d’avoir joué. Un pied sur Bon échelle, il m’a conté : — Savez-vous, monsieur, qui, en France, avant le mois d’août 1914, faisait la plus grande consommation de tein ture pour les cheveux ? Vous allez me répondre : « Pardi 1 les jeunes femmes brunes qui veulent devenir rousses, les rousses qui veulent tourner au blond, les grand'mères qui ne s'argentent plus et qui préfèrent se dorer en vieillissant. » Hh bien I vous n’y êtes pas t Les plus enragés à se teindre, ce n’étaient pas les femmes, c’étaient les hommes 1 Et pas des vieux de la Haute ! Des gens comme moi 1 des travailleurs, des maçons, voire des gâcheurs de mortier... Ils se fai saient régulièrement passer au noir par leurs perruquiers. Et pourquoi ? Parce que, — la chose était comme je vous le dis, — des hommes à cheveux blancs, môme des hommes à cheveux gris, on n’en voulait plus dans les ateliers, dans les corps d'état, au pied du mur à bâtir. Les patrons et les ouvriers, qui ne s’en tendent pas souvent, s’étaient mis d’ac cord là-dessus. Les uns avaient peur que nous ne travaillions pas assez, les autres que nous travaillions trop et que, par là, nous donnions le mauvais exemple. Alors, nous, on essayait de tricher, on se faisait passer au noir et, grâce à ce cirage-là, on gagnait quelquefois cinq ou six ans sur la mise à la retraite. Afin de savourer ma stupéfaction de plus haut, mon homme juche sa seconde jambe sur l’échelle. Confortablement adossé à sa tribune, il reprend : — A c'te heure, ça change. Tout le monde a besoin de nous. Tout le monde nous réclame, tout le monde est bien poli pour nous. Qu’esl-ce qu’on ferait sans nous ? Ce vieux camarade est venu ausculter une serrure nouvelle qui a des caprices. Il la désigné du doigt et il déclare : — Dans ma jeunesse, une serrure, ça Be fabriquait pièce à pièce, à la main. Après, ça durait plus qu’une vie d’homme. Aujourd’hui, tout est découpé à la machine. Les morceaux s’emboîtent comme ils peuvent, quelquefois ça mar che, le plus souvent ça ne va pas. On est donc obligé de recourir à nous autres, les vieux, qui, désormais, avons gagné le droit de travailler sous nos cheveux gris. Comme, „au temps de notre jeunesse, nous av3ns construit des serrures tout entières, nous voyons ce qui cloche. Nous donnons aux places qu’il faut les cinq ou six coups de lime qui corrigent les bavures de l’emporte-pièce. Après ça, l’objet fonctionne plus correctement. Espérons que nous allons vivre assez longtemps pour enseigner à la jeunesse qui vient les trucs du métier, les tours de main, tout ce qui n’est lias écrit dans leurs manuels techniques. Autrement, la tradition sera perdue. Et qui est-ce qui la soutiendra, par la suite, la renommée du bon travail français ? Souvent, le soir, quand je rentre chez nous, avec des épaules qui me font mal, parce que j’ai voulu satisfaire trop de clients, je gro gne. Et puis, tout d’un coup, je pense à l’ignorance de ceux qui vont nous suc céder ; alors, je me redresse. Vrai de vrai, nous avons un devoir vis-à-vis de ces apprentis-là. Je me fais la leçon làdessus. Je me dis : « Mon bonhomme, t.’as pas le droit d’aller dormir avant que d’avoir enseigné aux fistons le savoirfaire dont tu as hérité des anciens. » .l'écoute de tout mon cœur et je lui réponds : — Ce que vous me prêchez là,mon fils me l'a dit avant de mourir. Il y a un petit silence de politesse ; puis, le brave homme conclut : — C’est un bon conseil qu’il vous a donné vol’ fils... Faut le suivre!... J’admets que votre métier à vous est dif férent, du mien... Il doit tout de môme y avoir des points par où votre besogne et ma besogne se touchent ? Comme moi, vous avez le devoir de travailler jusqu’au bout,, de bonne humeur si c’est possible. Autrement, bien des pensées que vous avez, bien des choses que vous avez apprises seront perdues. Et, voyez-vous, cette richesse-là, ça ne vous appartient pas à vous tout, seul : faut la trans mettre. J’ai obéi à mon fils et à mon vieil ami, l’ouvrier aux cheveux gris. Je me suis présenté aux suffrages des électeurs de Heine-et-Oise : ils viennent de faire de moi un sénateur. Espérons que cet effort, par lequel le père rêve de servir jusqu’à la fin l'idéal pour lequel ce qu’il aimait s’est donné, sera une bonne volonté bénie. HUGUES LE ROUX. Sénateur de Scine-ct-Oise....
À propos
Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.
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