Extrait du journal

Front de Champagne, 5 octobre. Un champ de bataille moderne ne saurait se comparer à rie.i do ce que connurent nos anciennes armées. On se demande, par exemple, comment on pourrait faire figu rer sur la plus vaste tuile du musée de Ver sailles les combats de la Marne. L’étendue de la lutte en Champagne déliera aussi le pinceau et le burin. On no s’imagine plus, aujourd’hui, un général en chef s’installant sur un point dominant et, entouré d'un brillant étatmajor, suivant à la lunette les phases do la bataille. Un auteur du formidable drame militaire actuel ne voit mémo pas très loin autour et devant lui. Questionnez un sol dat, un officier revenus du front, et vous serez surpris, parfois, de l’étroitesse du champ visuel qu'il leur fut permis de par courir. Mais on dirait que cette vue bornée à do faibles distances s’est faite, par cette circonstance même, plus aiguë. Dans la surexcitation du combat, à me sure que l’instinct guerrier est développé à l'extrême, l’œil, chez l'homme de sang-froid, a la netteté d'un objectif photographique. Un blessé, qui s'était cru perdu, me disait cette chose extrêmement curieuse : —- En courant sus à l’ennemi, j’étais pé nétré d’une sorte de tranquillité frénéti que ; arrangez ces deux mots comme vous pourrez. Je ne songeais qu'à deux objets : me garer des mauvais coups et taper dur ; en même temps, les hommes, le paysage, les chutes d’obus, tout était d’une netteté extraordinaire à mon regard, exactement comme une parfaite projection cinémato graphique. Blessé moins grièvement que ne me le faisait croire une énorme perte de sang, j’eus cette sensation des mourants qui voient, dit-on, et j’en suis sûr pour mon compte, toute leur vie se dérouler en un instant dans leur pensée. Et, cependant, ma personnalité était merveilleusement dédoublée : d'un côté, dans mon esprit, ma jeunesse, mes parents, les menus et gros incidents de ma vie ; de l’autre, sous mes yeux, mes camarades courant en avant, quelques-uns tombant, un, entre autres, qui s’était mis à quatre pattes, trois fois se releva et trois fois retomba, tandis que je disais, parlant à moi-même : « Qu’il est bête ! Il ferait mieux de rester couché, comme moi... » EL je me souviens très bien qu’à co moment un avion étant passé au-dessus, très bas, ses deux ronds tricolo res m’intéressèrent ; puis, couic ! plus rien, l’évanouissement, comme une plongée très douce dans lo né Mit... » Cette faculté de « voir » ainsi, aux minu tes ou, plus précisément, aux secondes 'dé cisives du destin, suppose des âmes bien trempées. J’en ai noté la manifestation chez do nombreux combattants. Et si je con sulte le carnet où j’ai noté les instantanés — sans retouche — qui me furent commu niqués, je peux en extraire la matière do cent citations à l’ordre du jour. Bornonsnous, toutefois, et spécifions bien qu’il s’agit seulement de quelques épisodes rela tifs aux combats de la Champagne. Un zouave est blessé à côté d’un lignard : il dit à celui-ci : « T’as de la famille, toi ? Fais-toi donc enlever le premier ; moi, je peux attendre, je suis solitaire comme un ténia ; mais je voudrais bien fumer une pipe, nom d'un chien, et ces cochons m’ont enlevé une main !... » Passe un caisson de ravitaillement d’ar tillerie. Les chevaux sont tués. Le canon nier conducteur descend de son siège, sans s’occuper des obus qui continuent à tomber, déUarnucho les bêtes, avec l’aide d’un...