Extrait du journal

On a retrouvé ces jours-ci, égarée dans la banlieue de Paris, une « reine » de province venue se tré mousser dans la grande ville. Dès la mi-carême, l’éclosion annuelle des reines a commencé : Sa Majesté Pétauton première, reine des reines, a d’abord fait son apparition, mais à peine avons-nous connu son nom que nous l’avons déjà oublié tant était grand le nombre des autres reines, surgies au même moment pour susciter notre admiration. 11 en sortait de partout et il va en sortir ainsi, sous les prétextes les plus variés, jusqu’au mois de septembre. L’époque n’est pas ancienne où la reine des reines étant une person nalité unique restait, quelques jours même après son avènement, une figure parisienne dont l'exhibition, à une fête de charité, pouvait faire recette. Une tradition avait jusqu’a lors départi aux lavoirs de la capitale le privilège exclusif d'organiser le cortège de la mi-carême. Chaque lavoir ayant sa. reine, la reine des reines, choisie à bon escient, était une superbe blanchisseuse, bien en chair, à laquelle les patrons blan chisseurs, fiers de sa beauté copieuse, payaient, sans lésiner, une robe à traîne et une couronne dorée. Depuis quelques années, niant le monopole des blanchisseurs, toutes les professions, tous les corps de métiers, tous les commerces en gros ou en détail, toutes les villes ont youlu avoir leur reine. Tantôt on rencontre la reine de la triperie entourée de ses dames d’honneur, et tantôt c’est la reine de la sous-préfec ture de Corneville, venue avec ses suivantes,, faire tapage dans la capi tale. Alors que tant de nos compa triotes se plaignent, déclarent qu’ils sont affreusement malheureux, il se dépense, chaque année, chez nous, pour ces réjouissances superflues, des sommes considérables. Quoi qu’il en soit, une grande vérité demeure acquise : la multipli cation inouïe des reines a détruit la majesté royale. Trop de reines I Trop de reines ! La caractéristique de notre époque, c’est, précisément, la diminution de toutes les valeurs par la généralisa tion qu’on en fait. Tant de gens de notre temps, portent des décorations que la signification des rubans et des rosettes multicolores s’est immensé ment amoindrie depuis quarante ans. Cette observation est plus évidente • encore dans la carrière littéraire, où l'augmentation inouïe du nombre des auteurs a complètement changé le caractère et la durée des réputations. Naguère, tant qu’un écrivain sans fortune n’était point parvenu à la célébrité, son existence était un cal vaire. Les bourgeois apeurés se détournaient, avec effroi de cet irré gulier. Un écrivain passait pour un personnage anormal, étrange, mais comme il y avait, dans la société, peu de gens de sa sorte, un caractère de singularité, de rareté s’attachait à son cas. Si, nn jour, la renommée finissait par lui sourire, alors il était glorieux pour sa vie entière; son nom, avec ceux de six ou douze de ses émules, se gravait pour toujours dans le souvenir des foules. Mais, précisément, de notre temps, cette grandeur, cet ascendant ont tenté une multitude de jeunes gens. Ils se sont tous découvert une voca tion littéraire et, faute d’un génie naturel, ils ont réussi, dans bien des cas, à se composer un certain talent, grâce à la méthode d’imitation ana...