Extrait du journal

Il n’est bruit, depuis quelques jours, Rue d’espions et d'espionnage. De leur côté, les Allemands ont arrêté un député français qui s’amusait à regarder passer leur cavalerie. Ces choses sont loin d’indiquer un état de confiance réciproque ; et nous res semblons beaucoup à ces personnages de comédie qui s’embrassent sur les deux joues, tout en se tournant du côté du parterre,et disant en aparté : « Quelle canaille ! » Cela n’empêche pas, d’ailleurs, de s’in viter les uns les autres. Car l’espion nage, tout comme le jeu, n’est un vice que si l’on n’a pas l’autorisation. Si un curieux se promène autour d’un fort, on lui met la main au collet, et on le con duit au poste ; mais, si c’est un officier allemand, on lui ouvre les portes toutes grandes, et on lui dit : « Prenez donc la peine d’entrer. » Même on met à sa disposition un guide, afin que rien ne lui échappe. Les journaux vous ont donné la nomencla ture de tous les étrangers admis à nos grandes manœuvres. Nous n'avons rien de caché pour per sonne,et nous sommes très fiers de mon trer tout ce que nous faisons, et tout ce que nous ayons. Mais ce sont des secrets tout de même, et la preuve, c’est que nous condamnons comme espions ceux qui les regardent sans en avoir obtenu la permission. C’est là une des mille et une contra dictions de notre époque. Elle est une conséquence de cette contradiction su prême, qui s’appelle la paix armée, ce singulier état où l’on est l’ami de tout le monde, sans pourtant être sûr de per sonne. 11 arrive fréquemment que des mes sieurs sont comblés de politesses dans des maisons où le maître a dit préalable ment à ses serviteurs de serrer l’argen terie. Mais ce qui est moins fréquent, c’est que les maîtres, après avoir serré l'argenterie, laissant traîner leur portemonnaie, sous prétexte que leur hôte est un frère dont il serait inconvenant de se défier. s Une saine logique exigerait qu’on Choisît et qu'on prît un parti ^ C’est ce qu’on ne fait point.- Bien qu’on sache que personne n’est trompé, on feint d’abuser tout le monde. Quelqu’un qui tomberait du ciel, comme un aérolithe, aurait des remar ques bien curieuses à faire ; et j'entends un habitant de Mars se dire, en se frot tant les yeux : « Ce sont de singuliers êtres que ces humains. Impossible de savoir s’ils sont en paix ou en guerre ni s’ils sont amis ou ennemis. Ils ne sont pas en guerre, car ils ne se battent point ; ils ne sont pas non plus en paix, car ils sont armés jusqu’aux demis. Ils ne sont pas enne mis, puisqu'ils ne cessent de se faire des amitiés ; cependant ils ne sont pas amis, puisqu’ils su suspectent constamment. Je pense qu’ils doivent être un peu tim brés. » , L’opinéon qu’aurait de nous l’habitant de Mars serait toute naturelle, s’il est vrai que le bon sens, qui a depuis si longtemps déserté notre globe, s’est ré fugié sur une autre planète. Nos esprits ont été tellement troublés depuis la guerre de 1870, que l’Europe, il est facile de le voir, n’a pu encore retrouver son assiette. C’est avec une grande sincérité que chacun s’efforce de penser ce qu’il voudrait penser, et de regarder ce qu’il désire comme un fait accompli. Un jour, à Bagnères, j’avais pris un guide qui avait envie de me conduire au Pic-du-Midi. Il pleuvait comme il n’avait jamais plu depuis Noé. Mais mon homme n’y consentait point. « Puisque je vous dis qu’il ne pleuvra pas, me répétait-il en ruisselant sous la douche ; avez-vous la prétention de vous y connaître mieux que moi ? » Le temps, MASQUE D’AMOUR...