Extrait du journal

traîna prestement sur le quai, puisqu’elle ne le lâchait point, fidèle à son devoir, et bondit dans le dernier compartiment. Ce qui fit que madame la préposée y entra avec lui. Elle n’eut pas le temps d’en descendre. Je vous prie de croire que les voya geurs de ce compartiment s’amusaient puissamment 1 II n’en était pas de même de madame la préposée : elle était furieuse. Evidemment, la compagnie ne pouvait pas la fusiller pour abandon de poste : il y avait cas de force majeure, la pauvre femme n’était pour rien dans cet enlèvement. Mais tout de même il n’y avait plus personne pour faire des trous dans les billets ; involontairement, elle manquait à son devoir. Voilà pourquoi elle traita le voyageur-enlaceur de tous les noms. Celui-ci, avec plus que de la politesse, s’excusa sur ce qu’elle était charmante. Madame la préposée, bien que sans doute intérieurement flattée, répondit qu’elle ne croyait pas à cette histoirelà ; que, d’ailleurs, elle savait bien qu’il n’avait pas eu le temps de la regarder ; qu’il n’avait fait ça que pour entrer dans le convoi ; enfin, qu’il n’y couperait pas d’une contravention, d’un procès-verbal, et qu’il verrait bien ce que ça lui coû terait. Le voyageur lui répondit paisiblement qu’il était à ses ordres, qu’il s’appelait Constantin Vazimongropoulo — ou tout autre nom aussi impossible — et qu’il habitait Nouméa, 41, Grande-Rue. Sur quoi, madame la préposée répliqua qu’elle voyait bien qu’il se payait sa tête, mais que ça ne se passerait pas comme ça, etc., etc. Cette conversation avait duré les deux minutes et demie que la rame met à accomplir le trajet qui sépare la station A de la station B. Elle se passait par dessus la tête de plusieurs voyageurs, car le compartiment était plein à craquer, et tous, bien entendu, s’étaient naturelle ment improvisés complices du voyageurenlaceur. Ils le firent doucement passer devant eux, approcher de la portière, tan dis qu’ils retenaient poliment, et par la seule force d’inertie, madame la prépo sée. .. Le voyageur-enlaceur saute sur le quai, gagne une autre voiture, aussi pleine que celle dont il sortait, et s’y perdit comme un fétu dans une meule de foin. Allez donc essayer de l’y retrouver ! Madame la préposée n’en avait pas le temps. Elle -nsla s^r le quai, -considérant avec une irritation bien légitime la rame s’enfoncer dans 'les entrailles de la terre... Tout cela ne serait pas arrivé, évidem ment, si le préposé à faire des trous dans les billets avait été un homme. Vous me direz que le coup alors aurait pu être fait par une dame. Mais la pudeur de ce sexe s’oppose à ce que j’accepte votre hypo thèse. PIERRE MILLE....