Extrait du journal
Maintenant, le ciseau entamait le métal : cette lamelle de plomb contre laquelle l’il lustre mort reposait. Les doigts vigoureux des ouvriers roulèrent la feuille sur laquelle on lisait, tracé gauchement par le plombier : Fait à Tourné, 1778. Il se fit un impressionnant silence ; des têtes se pen chaient sur l’ouverture. Une voix cria — celle de M. Monod, je crois : « Il y est ! » Rousseau nous apparut dans la calme attitude où la piété de ses admirateurs l’avait couché, les mains jointes sur la poitrine, la tête un peu inclinée sur la droite. Son corps avait été préparé par l’embaumeur sommairement ; le temps l’avait rouillé et. décharné. Des filaments de son suaire l'enveloppaient encore par place. Il reposait sur un amalgame de matières brunes on blanches, crayeuses, qui furent peut-être des préparations anti septiques et des aromates. M. Berthelot plongea sa main dans le cercueil et en ramena la tête. Il était visi ble qu’il y cherchait la ciel d'une autre énigme. Rousseau, on le sait, était mort brusque ment. Il s’était levé, le matin de sa mort, comme à son ordinaire, à sept heures ; il avait pris du café ; il était sorti deux heu res, puis était rentré. Thérèse Levasseur, sa compagne, qui vaquait par la chambre, le trouva le nez par terre. Il s’était fait, en tombant, une légère blessure à la tempe. Il respirait encore : il avait même sa connaissance. Thérèse le baisa comme une mère son petit enfant. Le bonhomme balbutia quelques mots en harmonie avec son œuvre, regarda le ciel, en admira la sérénité et se félicita d’y partir. On n'ai mait pas beaucoup Thérèse ; on estimait qu’un si grand homme avait pris une épousé indigne. On supposait qu’elle le devait faire souffrir, parce qu’elle n'était point de sa qualité ; que sa vie par elle devait être insupportable ; que cette mort était singulière ; qu’elle avait dû lui don ner un mauvais café... Les moins médi sants soutenaient que, las d’une existence que gâtait la présence de cette femme, Rousseau s’était suicidé. Ce mystère venait compliquer la psycho logie du personnage. A quelle version s’ar rêter ? Et pour l’analyse de cette vie, com bien il importait de savoir si le point final était accidentel, naturel ou tragique ? Aussi, la voix de M. Berthelot fut-elle écoutée dans un profond silence, qui nous apportait enfin la certitude. — T.a tête est sans fracture, prononça-til, et ne porte aucune trace d'un coup de feu. Il ajouta, très calme, tendant la preuve : — Attestez-le. , ; M. Jules Claretie, le premier, prit la tète. Nous regardions avidement. Le ha sard me fit l’un de ces témoins qui devaient proclamer le fait. J’obtins de tenir cette tète dans ma main. Elle n’en traînait pas, comme celle de Voltaire, qui, toute sa vie, avait donné l’impression rica nante d’un squelette, l'illusion de ressem bler au défunt. Cependant, en son vieil ivoire poli, avec son front large et régu lier, souligné de quelques protubérances d’où tombaient encore de petites mèches de cheveux bouclés, elle permettait un rapprochement avec le plus célèbre des bustes de Rousseau. On aurait presque pu dire — sa mâchoire ayant gardé la plupart de ses dents— qu’on le retrouvait. Combien fragile, ce squelette qui retour nait au néant. Une poussière jaune et ter reuse, une poussière de désagrégation roulait dan,s ma main ; les fils de ses che veux gris, se détachant par petites bou cles, restaient dans mes doigts. La curiosité, plus forte que le respect, retenait nos yeux sur ce crâne inquiet et tourmenté d’où étaient sortis le Contrat social, Emile, la Nouvelle Héloïse. Ainsi sa pensée avait veillé là, sous ce front I Ces orbites profondes avaient abrité le miroir qui s’était promené sur toute la nature et l’avait si poétiquement réfléchie ; ces lèvres dénudées, en amour si timides, avaient proféré la plus audacieuse des confes sions. Tout un monde nouveau avait tenu dans cette boîte, décolorée et creuse main tenant, qui pesait si peu à la main émue et tremblante de l’indiscret, lampe désor mais sans huile, où la flamme s’était éteinte avec la viet sans rien laisser de son secret... Son secret, j’en conviens, il est plus judi cieux de le chercher dans ses livres que dans son squelette. Et, pourtant, je doute que, en dépit de la finesse de son analyse à la fois si aiguë et si souple, M. Jules Lemaître, lui-même, comme tant de lettrés l’escomptent, nous l’apporte demain. GEORGES MONTORGUEIL....
À propos
Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.
En savoir plus Données de classification - rousseau
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