Extrait du journal

Les admirateurs de l'uniformité, ceux qui se pâment devant une belle rue bien droite, et pour qui nul spectacle ne vaut celui d’un régiment marquant le pas, ou des ballerines italiennes levant toutes la jambe a la même hauteur, doivent être ravis de l’admirable ensemble offert par les votes de la Chambre, successifs et identiques à la fois. Des orateurs d'une haute compétence ont beau lui démontrer que deux et deux font quatre, avec cette force que donne le talent uni à la conviction, des hom mes comme Jules Roche ont beau s'époumonner pendant des heures pour procla mer la plus incontestable des vérités, le résultat ne varie pas. Les membres de la majorité introuvable, puisqu'elle est trouvée, se répandent dans les couloirs, ou ils se disent les uns aux autres : « Il a joliment raison, ce Jules Roche. On ne saurait lui répliquer. C'est clair comme de l’eau de roche. Nous ne pou vons pas voter ça. » Et, aussitôt rentrés en séance, d'un coup sec, comme la chute du couteau de la guillotine, le scrutin tombe, annon çant par le même nombre de voix que deux et deux feront désormais cinq. Et les populations éblouies, fascinées par 1 infaillibilité de leurs sous-vétérinaires ordinaires, apprennent que deux et deux doivent faire cinq. Si innocents que soient les membres de la majorité, ils ne le sont pas au point de se méprendre sur la valeur de leur besoeme. Volontiers, ils confessent dans l'intimité que c’est une bouillie pour les chats. Aussi ne la font-ils qu’à l’inten tion de ces animaux domestiques qui s'appellent les électeurs. Ils seraient les plus désolés du monde s'ils pensaient un instant que leur petite drôlerie pourra être appliquée avant les prochaines élec tions. Ainsi que Chapelain, ils ont trop d'intérêt à ne pas publier la Pucelle, afin qu’on puisse croire que c’est un chefd’œuvre. Leur raisonnement est simple et de goût excellent. « Le premier point, se disent-ils, est que nous votions l’impôt sur le revenu. Le second point est qu’il ne puisse être mis en pratique. Car si, par impossible, il fonctionnait l'an prochain, nous ne serions pas blancs ; personne ne pourrait le supporter, et nous passerions pour des idiots. Seulement c’est impossible. Il comporte trop d'inévitables règlements et trop de changements indispensables, sans parler des lenteurs du Sénat, pour qu’il ne soit pas dès maintenant certain que. lorsque nous nous présenterons devant nos électeurs, nous aurons droit de leur dire : « Nous autres, nous avons fait notre devoir. Nous avons voté cette réforme mirifique, qui doit vous procurer une félicité sans pareille. Ce n’est pas notre faute si vous ne l'avez pas encore. « Ainsi le gain sera durable. Nous tien drons toutes les conséquences heureuses de notre vote, et nous aurons la bonne fortune qu'on ne puisse pas constater son absurdité. » Voilà pourquoi tous les meilleurs dis cours ne font rien à l’affaire ; et Roche a beau faire pénétrer dans le cerveau des plus récalcitrants les vérités qu’il expose, chacun lui rend justice et l'admire, sans pour cela modifier son bulletin. Car il n’y a pas de vérités qui tiennent. La seule vérité, la vraie vérité qui sur passe toutes les autres, c’est qu’on ne peut pas se représenter devant le corps électoral en lui disant : « Nous n’avons rien fait du tout. » Il faut absolument qu’on puisse lui dire : « Nous vous ap portons quelque chose. » Arrive qui plante 1 On verra bien plus tard ce que cela vaudra....