Extrait du journal

Je ne suis pas « très Parisien ». Je n'ai pas assisté, en effet, à la « présentation » générale du grand film tiré de l'œuvre de Dorgelès : les Croix de bois... Hier, seulement, je suis allé voir le film. Ce n'était plus ce qu'on appelle « le ToutParis » qui remplissait la salle de l'ancien Moulin-Rouge pleine à craquer. Mais c'était € le Tout-Public ». le « ToutFrance », le « Tout-Cœur » aussi... Les Croix de bois m'ont ému profondément. La foule, écrasante, des spectateurs m'a ému non moins profondément par ses vibra tions, par ses élans, par ses silences re cueillis et pathétiques, par son attention passionnée, pieuse, unanime— Les Croix de bois devraient être le der nier film de la guerre... Les Croix de bois devraient même être si Dieu et les hommes le voulaient bien le dernier film de la dernière guerre... Il est en effet certain, oui. certain, qu'après les Croix de bois aucun film de guerre n'aura chance d'atteindre l'âme du peupleIl y a toute la guerre dans les Croix de bois... Il y a toutes les douleurs, toutes les horreurs, tous les martyres de la guerre— Il y a aussi toutes les résignations, toutes les misères, toutes les faiblesses, toutes les pauvretés, toutes les cruelles incohérences de la guerre— Il fallait Ce film et il fallait qu'il fût français... Les Américains et les Allemands avaient produit déjà deux œuvres de qua lité : A l'ouest rien de nouveau (interdit en Allemagne 1), Quatre de l'infanterie... Les deux œuvres, accueillies chez nous avec liberté et ferveur, étaient belles toutes deux... Mais elles n'étaient pas tout de même sans artifice... Il appartenait à la France mutilée, en vahie, déchirée et qu'on dit guerrière !... de fixer à jamais, sans roman, sans ro manesque, sans invention superflue, sans déclamation, l'atroce image de la guerre. Les Croix de bois, c'est la guerre... Les Croix de bois, qui sont au point de vue cinématographique une réalisation ma gnifique, d'une hallucinante vérité avec des à-côtés gouailleurs, réalistes et déses pérés forcent l'admiration et imposent le respect— Les artistes, tous anciens .combattants, qui ont été appelés à l'honneur d'inter préter l'œuvre directe, mâle, frémissante, de Roland Dorgelès, n'apparaissent pas sur l'écran comme des acteurs. Ce sont des soldats, de simples soldats... des soldats simples... chargés de tous les obscurs malheurs du soldat... Ils ont repris l'uni forme... Ils ont repris la tranchée. Ils ont retrouvé les mitrailleuses, les canons, la boue et la mort. Ils sont sincères. Ils sont € exacts »... Leurs mots, leurs gestes, leurs attitudes, leurs cris leur calvaire ne sont pas du cinéma. C'est la guerre... On ne voudrait pas parler de succès en parlant de ce film qui est au delà et au dessus du spectacle : ni de succès, ni de « triomphe ». Ces deux mots ne sont pas convenablesMais tous les Français, certainement, les jeunes hommes et leurs aînés, et toutes les femmes, iront méditer ou se souvenir devant ce film bouleversant et rude, d'une grandeur sombre, d'une sincérité tragique, d'une âpreté dépouillée de toute li'téra ture— Les Croix de bois resteront— La sculp ture n'aura pas pu dresser un « monument aux morts » aussi émouvant, aussi noble, aussi déchirant que ce, film qui fait mau dire la guerre, qui dénonce, sans emphase et sans feinte, toutes les hideurs de la guerre— Nous avons accueilli, nous, avec une chaleureuse sympathie, A l'ouest rien de nouveau et Quatre de l'infanterie... Maintenant, c'est à nous d'espérer que les Croix de bois vont passer sur tous les écrans du monde pour que la guerre soit partout détestée, pour que partout l'on apprenne à connaître le vrai visage du soldat français, martyr Innocent et pa cifique de la guerreMaurice PRAX....