Extrait du journal

Brasles, le 15 mai 1907. Brasles est un village distant de deux kilomè tres de Château-Thierry. Sis au bas du coteau, le groupe de ses maisons et de ses chaumières jette une note blanche au milieu du rideau de verdure des bois et des champs environnants. Rustique par excellence,, Drasles a des chemins montueux, tor tueux, mal empierrés, sur lesquels à chaque ins tant empiète l'encoignure d'une grange ou d'une étable. Six cents âmes composent la population. Il me faudrait la plume d'un Balzac ou d'un Walter Scott pour faire la description de l'église ; la malheureuse a un aspect minable. A en juger par les petites fenêtres à arceaux qui décorent le clocher, sa construction doit remonter au treizième siècle, et, bien qu'une date, « 1838 », indique qu'elle fut restaurée il y a quelque soixante-dix ans, on peut dire sans crainte d'être démenti qu'elle tombe en ruines. A l'intérieur, les plafonds crevassés laissent apercevoir les lattes et menacent de tom ber sur l'imprudent visiteur. A. l'extérieur, l'en duit a, en partie, disparu ; la pierre apparaît nue et disjointe ; de grandes lézardes se montrent, les colonneltes des fenêtres du clocher prennent des airs penchés et la flèche en ardoises, qui, surmon tée du coq gaulois, se dresse vers le ciel, cherche en vain à donner l'illusion d'une solidité que dé mentent, les portes en bois grossier et vermoulu, les - marches ébranlées des perrons. Seuls triom phants, le lierre et la clématite enlacent de leurs mille bras feuillus murailles, appuis et corniches et cachent aux yeux du passant la misère de ce temple qui s'écroule. Comme dans tous les villages que n'ont pas en core touché les notions de l'hygiène moderne, le cimetière encadre l'église et des tombes, la plu part mal entretenues, augmentent la tristesse que provoque la vue de cette petite nécropole installée au centre d'une agglomération. Suç la grande route, à une kilomètre avant l'en trée dans le pays, une haute croix en bois avec un christ est placée en sentinelle avancée ; sur le so cle de pierre dans lequel elle est scellée, je lis cette phrase : ' « Je vous salue, <5 croix, mon unique espérance. » A peine au village, je vois au-dessus du lavoir la statue d'une sainte qui m'est inconnue, et plus loin une nouvelle croix avec un christ, mais cette lois en fer forgé. En présence de ce luxe d'emblèmes religieux déployés en étendards dès l'approche du bourg, il est permis de supposer naturellement que les ha bitants très chrétiens de Brasles se disputent l'hon neur de réparer leur église, entretiennent grasse ment un curé et. sont prêts à tous les sacrifices pour , la, religion catholique, aposteflique et ro maine., Détrompez-vous, les gens de Brasles sont des paysans français qui ont beaucoup lu, et sont irnbus de l'esprit moderne, c'est-.!-dire que sans 'vouloir faire la guerre aux^-sentiments religieux de ceux et de celles qui pratiquent, ils comprennent qu'ils n'ont pas les moyens de grever leur budget d'une dépense qui leur parait superflue. M. .Leriche, carrier, fermier, conseiller municipa" et notable habitant me l'a déclaré. — L'église se démolit, dit-il, c'est vrai, c'est un malheur. Que voulez-vous que nous y fassions ? Nous n'ayons point d'argent. Comme idées, nous serions .plutôt portés à avoir une église et un curé, mais avec" quoi les paierions-nous ? Au conseil, nous sommes douze, il y en a cinq qui sont contre la religion, la majorité est pour ; seulement si l'église s'écroule, nous n'y pouvons rien, et le conseil ne s'en occupera pas. Edifié sur les sentiments économiquement catho liques des Braslois, je m'enquis pour voir le curé. — Le curé, s'exclama M. Leriche, c'est un vi caire, M. Lana qui vient le dimanche de ChâteauThierry dire la messe. C'est 'un tout jeune homme, très gentil, très poli, ma foi. Le pauvre, dernière ment, a fait une quête dans le pays, ça n'a pas réussi, 011 n'a pas été généreux, puis, les temps sont si durs, la vie est si chère I Je remerciai M. Leriche de son renseignement et je rentrai à Château-Thierry où. je ne tardais pas à rencontrer l'abbé Lana. — Je suis désolé, me dit-il, de voir en effet cette église de Brasles tomber en ruines. Grâce au droit de binaison (mot baroque qui signifia la faculté, . qu'un évôque. confère à une prêtre de dire, le même" jour, deux messes en deux endroits différents), je vais chaque dimanche dire la sainte messe dans ce village, et si cela ne dépendait que de moi, cer tes les réparations seraient faites. Je ne pense pas que la loi sur la séparation m'y autorise, mais si la chose est possible et si le conseil municipal de Brasles ne peut pas faire les dépenses nécessai res, je compte en référer à M. l'archiprêtre, qui en parlera à Monseigneur. Peut-être pourronsnous alors solliciter du Saint-Père un secours pour refaire l'indispensable. C'est bien triste pour un prêtre de voir où nous en sommes. M. l'abbé Lana est un jeune homme ; il a l'en thousiasme de la jeunesse et aussi ses illusions. Je n'ai pas voulu le décourager et je me suis lu lorsqu'il a émis cette opinion qu'il s'adresserait à ia cour de Rome pour les réparations. Hélas ! j'ai peur que l'église de Brasles ne soit réparée ni demain, ni après-demain, à moins que la municipalité n'arrive à la faire sacrer monu ment historique, a Enic Besnard....