Extrait du journal

LES DEUX ANONYMES On ne connaît pas le donateur du million qui a été si généreusement mis à la disposition du comité du Bazar de la Charité. Il persiste jus qu'à présent à se cacher, comme on dit, sous le voile de l’anonyme. Cela rend encore sa bonne action plus noble et plus belle. On ne pourra pas ainsi le soupçonner d’avoir obéi à un sentiment d'ostentation. Le mouvement qui l’a fait agir est bien dû à une impulsion du cœur, à celte pitié qui envahit les grandes âmes au récit des dou leurs d’autrui, des misères supportées par ses semblables. On voit bien d’ici ce qui s’est passé dans cet esprit évidemment imbu d’idées de charité. Très à la hâte, il a fait son bilan, exa miné le chiffre de ses revenus, soupesé les plai sirs et les jouissances qu’il pouvait se donner avec un million, et, tout compte fait, il s’est dit qu'aucun plaisir ne pouvait être plus grand à savourer que celui de secourir des infortunés, des malades, d’encourager des institutions phi lanthropiques ou utiles. Après tout, qu’est-ce donc 1 que de se priver pendant une année ou deux de quelques satisfactions, lorsqu’on est sûr d’avoir séché des larmes, assuré la guérison de pauvres malades? Et vite, sous l’inspiration de ces ré flexions, il a pris la plume, griffonné un petit billet, sur un joli papier parfumé, puis chargé un tiers de porter cette précieuse missive au président du comité du Bazar de la Charité. Celui-ci a immédiatement fait connaître l’acte de générosité qui venait d’èlro accompli, respec tant la volonté de ce donateur qui avait prié que son nom ne fût pas livré au public. Mais nous vivons dans un temps où tous les secrets sont vite découverts. Depuis samedi, nombre d'investigations sont poursuivies pour découvrir ce bienfaiteur honteux qui sc cache. N'étant pas parvenu à le trouver, on s’est livré à toutes les conjectures, attribuant à celle-ci ou à celui-là cette souscription d’un chiffre inusité. Il y a même eu des noms cités avec assurance, mais leur divulgation a clé suivie d’un démenti. A une autre époque, on pourrait assurer que cet anonymat ne serait jamais violé. Aujourd’hui, il paraît difficile qu’il résiste à des assauts achar nés. La reconnaissance publique, qui tient à s’affirmer, ne serait pas contente si on ne parve nait pas à connaître la vérité. Celle même reconnaissance n’a pas eu de cesse également qu'elle n’ait enfin découvert la retraite de l’ouvrier plombier dont la conduite avait fait l’admiration de tous. Celui-ci comme le donateur, — il y a de grandes âmes dans toutes les classes de la société, — avait voulu aussi sc cacher, éviter les remerciements, les ovations. Après avoir pénétré à plusieurs re prises dans le foyer de l'incendie, sauvé plu. sieurs femmes en danger de mort, il n’avait abandonné son rôle de sauveteur que lorsque ses brûlures aux mains ne lui permettaient...