Extrait du journal

UN DRAME DEJA OUBLIÉ Les tristes événements de la semaine écoulée ont fait oublier bien des choses qui ne sont ce pendant pas sans intérêt, ne fût-ce que ce nau frage de la Villc-de-Saint-Nazairc, dont les péripéties effrayantes et prolongées constituent un des plus lamentables épisodes des annales maritimes. Dans cet horrible naufrage, on se le rappelle, un cargo-bout en vue, et qui certaine ment avait aperçu, lui aussi, les naufragés, stoppa un instant, et poursuivit bientôt sa route, imperturbablement, sans souci de la mort assurée de tant de braves gens, matelots et passagers, qu’il lui était facile de sauver. Sans doute le capitaine de ce navire, jugeant qu’il n’avait pas de temps à perdre pour si peu de chose, n’a pas eu la conscience de son action criminelle. Quelques douzaines de victimes de plus ou de moins, qu’importe! Cet excellent homme était pressé, et il lui fallait arriver à l’heure. En avant! Forward! Et le cargo-boat disparaît bientôt derrière ! horizon. Tout ce que l’on peut savoir, c’est que sa cheminée était peinte en noir, qu’il avait lo cap vers le NordOuest, et qu’au moment de l’abandon il sc trouvait par environ 75° de longitude ouest et 37° 35’ de latitude nord du méridien de Paris. Ces renseignements sont évidemment assez vagues ; mais il n’est pas impossible que, dans l’équipage du cargo-boat fuyard, il se trouvât quelques braves gens indignés d’une action aussi lâche, contraints par la discipline d’obéir aux ordres donnés, mais qui, une fois à terre, ou au bout de leur engagement, pourraient parler et fournir des révélations. De même que d’autres, sollicités par la prime de 1,000 francs offerte par le prince de Monaco à quiconque serait en mesure de fournir des indications pré cises, se décideront peut-être à faire la lumière sur un fait aussi honteux. Il n’existe pas, il est vrai, de répression ni de règlements internationaux pour de telles actions, pires que les plus horribles des crimes. Ce serait sans doute une raison d’y songer; car il est permis de considérer comme une indignité l'impunité acquise à de pareilles défections. En attendant, cette lâcheté professionnelle on présence d’un des plus horribles drames maritimes contem porains, si elle ne peut être châtiée, doit être du moins flétrie. Et ce serait déjà quelque chose de pouvoir clouer au pilori de l’indignation publi que le nom du capitaine qui, au mépris de toutes les lois humaines, a eu le triste courage de con damner à une mort certaine tant de pauvres gens qu’il lui était possible de sauver. Le châti ment matériel sera nul, mais le criminel impuni serait ainsi mis au ban de l’humanité ; et ce se rait déjà quelque chose. Jean de Nivelle....