Extrait du journal

MEÜSTTTS PROPOS LES MOUETTES DU LAC Sur le lac, qui réverbère les rayons d’un soleil implacable, les bateaux à vapeur promènent l’in dolence amusée des cosmopolites. Us vont et vien nent en tous sens, les steamers légers, qui sont aux transatlantiques ce que lè lac lui-même est à l’Océan. Et à toutes les heures de la journée, dans la fraî cheur relative du matin, sous la chaleur accablante de midi, dans le calmé morne du soir, une troupe de mouettes les accompagne. Elles volent tout au tour, et tantôt suivent, tantôt devancent le bateau, dont on dirait qu’elles sont les satellites gracieux et fidèles. Ne croyez pas, cependant, que de mystérieuses affinités lient les mouettes au bateau qu’elles escor tent. Non, c’est un attrait tout réel et très prosaï que qui les appelle et les retient. Quelques voya geurs se divertissent à leur jeter des morceaux de pain, qu'elles attrappent au passage. Et il faut voir les mouettes, l’oeil fixé sur la main qui distribue la pâture, l'aile toute prête aux évolutions savantes qui permettront de happer le pain, pour , peu que le voyageur sache le lancer t Autour de certains ba teaux, les mouettes font une récolte abondante. Au tour de quélques autres, elles en sont pour leurs frais de conduite et pour les agaceries de leur vol provocant. Il n’y a personne, sur ces bateaux-là, qui soit- d’humeur à jouer avec elles. On les voit pourtant persévérer dans l’attente. Elles ne se dis persent que lorsque le bateau a fini son voyage. Cependant, d’autres mouettes traversent l’air en jetant leur cri monotone et railleur, sans se laisser prendre aux charmes — parfois décevants — de cette poursuite.'D’autres encore, plus vraiment philoso phes, pêchent, assises sur l’eau, et ne se détournent même pas pour voir passer les bateaux. On sent bien que celles-là comptent sur leur seul effort pour gagner la nourriture du jour. Et c’est bien là l'at titude fière et courageuse qui convient à un oiseau sauvage. Mais comment s’est fait le départ entre les unes et les autres? Par l’effet de quelles lois obscures voit-on des mouettes mendiantes et des mouettes très dignes? Sont-co les aventures' de la vie qui leur ont façonné ces divers caractères? Est-ce pour avoir éprouvé que la pêche silencieuse ne donne pas toujours le résultat attendu, que certaines d’entre elles se sont mises à suivre les bateaux? Est-ce pour avoir appris, à leurs dépens, qu’on n’obtient pas toujours la miette rêvée quand on suit les bateaux, que d’autres y ont renoncé et se laissent bercer par les remous du sillage, sans abandonner un moment leur pêche solitaire? Je m’imagine, je ne sais pourquoi, qu’il y a, chez les mouettes aussi, des âmes indépendantes nées pour la sauvagerie et pour la liberté, et d’autres moins bien trempées, qui se domestiquent à plaisir, pour une bouchée de pain. Ce sont ces mouettes-là quvyoient autour des bateaux, et Se trémoussent, et tpntKdans l’air leurs culbutes agiles, Et je les plains, car il leur arrivé de Se donner tout ce mal en ; pure perte. Peut-être les autres aussi jeûnent-elles quelquefois, quand le poisson se cache au plus pro fond du lac. Mais elles jeûnent' avec honneur. EUes ne se sont pas diminuées,, par. des complaisances, d’ailleurs gratuites, pour le touriste indifférent. Est-ce vraiment la peine d’être une mouette, d’avoir une aile puissante faite pour les longs voyages, les entreprises ardues, les poursuites diffi ciles, si l’on réduit toute son ambition à quêter quel ques croûtes de pain autour des bateaux? La fatigue n’est pas moindre, le succès n’est pas plus assuré. En revanche, il y a diminution de soi-même. Et l’on se demande s’il faut jeter du pain aux mouettes du lac ou, par une froide abstention, leur donner la leçon de fierté dont elles ont besoin. Al lons I jetons-leur encore du pain, nous tous qui ne sommes pas bien sûrs de ne pas faire un pou comme elles....