Extrait du journal

L’INDISPENSABLE SUPERFLU 000 Il est de ces petites manies un peu fétichistes, dont il ne faut pas sou rire; elles sont essentiellement dans la manière du soldat français et de viennent de règle en temps de guerre. Un Français peut, à la rigueur, se passer du nécessaire, on le constate souvent ; mais du superilu, c’est-àdire de Vidéal, jamais. Cet idéal, pour beaucoup, est re présenté d’une façon bien modeste : c’est une vieille carte postale illustrée, un bijou sans valeur, une graisseuse photo ridicule, un morceau de ferraille, une fleur séchée qui s’effeuille dans le livret, c’est peu de chose et cepen dant, pour celui qui le possède, c’est immense comme la vie. Ces vieilles reliques enfouies au fond de la poche de chaque soldat, dans les mies de paius -et des bûches de tabac, vingt fois par jour elles sont exhibées triomphalement -—• comme par hasard — devan t des copains qui, poliment, font semblant d’admirer, sans comprendre, -pour avoir le droit de montrer ensuite l’unique, la vraie, richesse : la leur. J’ai connu un soldat qui ne se lassait pas d’admirer deux petites émeraudes sans valeur soigneusement enroulées dans du pa pier de soie au fond de son porte-monnaie. Peu lui importait le cantonnement illusoire dans une chaumière-écumoire en ruines, qui n’avait conservé de la vie civile que les cou rants d’air. Posément, sous la pluie fine du nord, il développait le papier de soie, à l’abri de son casque, et regardait « ses émeraudes». C’était, pour lui, la richesse, le luxe, l’ave nir assuré. Tout aussitôt, il se, croyait dans un palais ; la guerre était finie, il vendait ses émeraudes et vivait dans un pays de soleil à l’abri du besoin avec une femme de toute beauté. Un motocycliste d’une brigade coloniale n’a jamais voulu se séparer, à aucun.prix, de ses belles sacoches en maroquin rouge. Tant pis si elles sont perdues d’huile, de pluie et de boue, c’est son luxe, c’est sa vie....