Extrait du journal

A Antony Blondel. . Henri Serre agonisait, dans la chambre, Î>ar l'orageuse nuit d'été. Le manque d'air, a chaleur, l'étouffement faisaient de son sommeil un supplice. En vain avait-il re jeté toutes ses couvertures, cherchant une place fraîche,,l'odieuse anémie cérébrale vidait son cerveau, n'y laissant persister "qu'une image obsédante et absurde, qu'un mot sans signification dont il était hanté, persécuté à mourir. Vraiment, l'agonie ! Il se dressait sur son séant, buvait une lampée de citronnade ; son palais et sa gorge, d'une sécheresse de cuir, s'humec taient, reprenaient vie. Il faisait un vio lent effort pour diriger sa pensée. Puiâ il 8'assoupissait, et la somnolence fiévreuse le ballottait, le roulait de nouveau dans des limbes de malaise et d'angoisse. ' A la fin, n'y. tenant plus, il se leva. — Que fais-tu, où vas-tu? demanda sa maltresse, brusquement réveillée, in quiète. — Ouvrir la fenêtre : on meurt. Frileuse et délicate, elle protesta : — Ma gorge, tu sais bien. . Le drap, collé à son corps, y moulait un suaire. Immobile, elle paraissait rigide. Les frisures de son front défaites avaient un abandon de langueur maladive. Elle s'abstint de l'embrasser. Autant la chair d'hiver, savoureuse comme un fruit gla cé, appelait ses lèvres, autant il redoutait le contact d'une peau moite, les parfumfe de santé qu'exhale un beau corps. Il s'haMlla. — Où vas-tu ? — Respirer au jardin. — Mais c'est fou, en pleine nuit 1 Il releva le coin du rideau. — L'aube naît. Je remonterai bientôt. — Ferme bien les portes, au moins ! H descendit à tâtons l'escalier, chercha |a clef, ouvrit. Il faisait moins clair qu'il ne lui avait semblé, entre les lamelles des volets. Ce n'était pas tant l'aube que le crépuscule : un jour sans clarté, une ombre brune et mauve. La fraîcheur le ravit, il respira longuement, à fond. Du jardin, on "nedis tinguait pas la rivière, ni les peupliers, ni les collines d'au delà : un voile les ca chait, un pan de nuit sans couleur, sans forme. Les pelouses, les corbeilles, les fleurs gardaient une teinte indécise, avec un fond de cendre. Atténuée, la couleur semblait morte, rentrée dans la tige des herbes, le calice des fleurs. Seule, la blancheur vivante des deux chats fami liers éclata. Surpris, ils firent un bond de fuite, puis, le reconnaissant, rampèrent à lui. Ils avaient le corps frais, le bout de leur nez rose froid. Pour lui faire fête, ils s'étendirent sur le dos, se roulèrent en courbes ' gracieuses* en volutes frémis santes. ■ Des fils de la vierge, si fins qu'invisiiles, caressaient les joues d'Henri, de leur caresse insidieuse, immatérielle. Des toi les d'araignée argentaient le gazon; c'était le mois où les herbes sont hautes. Des pa vots fermés montraient des coins de pour pre, de sang, d'or pâle entre leurs gaines vertes .Des bourraches bleues fleurissaient, pelucheuses. Les roses trémières tendaient leurs thyrses. Le silence était profond ; par lui, en lui, persistaient le sommeil des choses, la nuit claire. Et le jeune homme goûtait l'étrange sensation d'être, sur tout ce pays qu'à perte de vue il embrassait, un des très rares êtres éveillés, le seul en tout cas qui, par l'exception même de son l&ver mati nal* pût jouir à plein de l'heure étrange, mieux et autrement que les carriers qui s'en allaient, sac au dos, sur la route, du pas lourd de l'habitude. Bientôt le jardin ne lui suffit plus; il. pensait à ces carriers qui s'en vont à tra vers la forêt. Lui aussi eût voulu mar cher. Il avait oublié de prendre la clef du jardin. Mais le mur, à un certain endroit, était bas. Les chats, d'un bond, s'en al laient souvent par là courir'le guilledou. Il escalada, retomba dans un champ de trèfle, d'un beau ton de cerise et de ver dure sombre. Des sentiers presque invisi bles longeaient les champs d'orge couleur d'absinthe, les blés jaunâtres, les vignes eh fleur. A tout moment, il fallait tourner, rebrousser,, côtoyer, zigzaguer. Enfin il arriva au bout des champs. A pic, le sol croulait, de roides escaliers de vieille pierre descendaient au bord de l'eau. Elle l'attirait, sous son voilé de mousseline bleuâtre, large et lisse, sans éclat, sans reflet, d'un pur ton d'étain. Rien qu'à voir le fleuve, il se sentait soif, et tout son corps aussi avait soif; les mille pores de sa chair appelaient l'eau froide, l'eau douce, l'eau fluide. Il comprit Fappel hennissant des cheveux, l'ivresse des chiens, le délire des soldats buvant à plat-ventre, au bord des mares. L'eau di vine, pureté, splendèur, délices ; l'eau sa4 crée des sources, des torrents, les fleuves "larges comme des mers, ou le simple fil qui pleure d'une vasque de roche ! Toute la flottille-au père Rifloque, le constructeur de barques, était amarrée dans un repli de terre, une sorte de port naturel que bordait une digue en gazon ; périssoires grêles, norvégiennes en sabot, canots instables, yoles élancées, bachots lourds. Il put détacher une barque qui par hasard portait ses avirons. A grandes brassées, comme un voleur heureux, il gagna l'île. Elle était toute petite, pleine de grami nées folles, de barbes d'herbes en tige, hautes comme l'avoine. L'herbe y était douce plus qu'ailleurs. Henri aborda. L'aube grandissait, avec une lenteur sûre et invincible. L'ombre des collines, là-bas,fondait. Cependant, ce n'était pas le jour, et la clarté diffuse gardait du mys tère et une vague mélancolie. Le fleuve paraissait plus pur, plus large, d'une gra vité haute. On sentait que rien encore, brait ai geste, mouvement, laideur hu...