Extrait du journal
Tandis que je ponds mes pattes de mouches, l’oncle Tri vulce passe doucement sa vieille tete fourchue dans l’entrebâille ment de la fenêtre et, avec le sourire un peu chinois de qui songe que son porte-plume à lui c’est le manche de la bêche : ■,— Bonjour, bonjour ! Je ne te dérange pas ? ; — Mais non, voyons, oncle Trivulce... — Comme tu en moules et remoules de l’écriture ! Où trou ves-tu tant et tant de choses ? Et on dit que chaque lettre d’en cre vaut un grain de blé !... • — On exagère, l’oiicle ! Il se tait un long instant. Sa mâchoire se dandine insensible ment comme un bœuf rumine. Allons, l’oncle a quelque idée sous roche ! •— Dis-moi donc, fait-il enfin en prenant sa langue par les cornes, toi qui es savant... A la campagne, le mot « sa vant » tient lieu de tout. On donne du savant à l’instituteur, au gendarme, au député, voire au simple Parisien... — ...Dis-moi ! Qu’est-ce que c’est donc que cette fameuse crise dont on.parle tarit, cette crise, cette grande crise qu’on dit... — lié ! oncle Trivulce, on voit bien que cette bête-là ne vous a pas mangé le nez... Mais voyons, pourtant, le vin, vous ne le vendez guère cet an-ci ? — Guère, guère !! — Hé bien, la voilà votre crise! & £ -i H réfléchit en long et en large, dans ses gros sabots. — La crise du vin ! fait-il comme se parlant à lui-même ; mais, mon fieu, c’est pas nouveau ce truc-là ! Le vin, je vais te dire: deux années, il se vend bien, une année il se vend pas. C’est comme ça depuis vingt .ans, cent ans peut-être... Avec cette malice que le moment où il se vend bien, par. hasard je n’en ai pas ; et lorsqu’il y en,a à merveille, hé bien, par hasard- il- ne se - vend pas. Par hasard ! répète-t-il en clignant de l’œil... Je me, gratte la tête. C’est que le vin, en effet, es.t un mauvais exemple. Le vin est un indépen dant, un bohème, qui — gelée, grêle, mildiou, etc... — a ses crises à lui, bien spéciales, isolées. — Bon ! lui dis-je. Suppose maintenant que la même année, le vin, le blé, Je sucre, le cuivre, la livre sterling, la Bourse, le ciel et l’enfer, que,-tout ensemble, tout baisse : crac ! Voilà notre crise ! — Mais qu’est-ce qui baisse ? fait - il avec une interrogation d’une lieue. Le café, le sucre : bah i! ça a baissé de quelques kous ; quasi rien. Comment expliquer à l’oncle Trivulce, bien ancré dans son vil lage et qui lit le cours des matiè res premières non pas à Chicago ou à Rio, mais chez l’épicier du coin, qu’il y a erreur, anomalie, que les cours intérieurs n’ont pas suivi les cours extérieurs, etc... ! Je m’y perds moi-même, l'oncle ! — Et les vignes, poursuit-il, les vignes sont à des prix fous. Qu’est-ce qui baisse ? Mes vaches montent toujours... — Vos vaches, vos couvées : peut-être. Mais, l’oncle, vous avez bien quelques rentes, quelques bonnes valeurs de Bourse ? — Ah ! ça, non ! fait-il hermé tiquement. Tout mon bien est au soleil. Le papier, c’est de l’eau ; ça coule... — Veinard ! ris-je. Mais les pauvres gens qui. ont leurs mil- i lions en papier, les banques, les ; Rothschild, quoi ! ils ont mis leurs sous dans les affaires, en Allema gne, en Hongrie : or, les affaires ont fait fiasco -et les crédits sont gelés. — Crédits gelés ? hoche-t-il la tête. Qu’es aco ? '— C’est lorsque le débiteur ne peut pas rembourser sa dette. — Et l’hypothèque, alors, -et l’hypothèque ? gueule l’oncle Tri vulce dans une drôle de colère. C’est pour des prunes, peut-être, l’hypothèque? Ici, mon fieu, quand le crédit gèle, on prend le champ, la maison. Ton Rothschild, s’il a prêté ses liards à quelque indus trie de Hongrie ou d’ailleurs, qu’il prenne l’usine, té I ■St ■S' Tout cela me paraît simpliste sans doute, mais irréfutable. Je sens bien que les grands manitous auraient de belles réponses à four nir à l’oncle ; mais moi, je n’en ai pas... Tandis que je « sèche » de la sorte, l’oncle tire lentement du fond de sa plus profonde poche un bout de papier qu’il déplie de ses dix doigts : — J’ai trouvé ça dans mon journal, fait-il sans la moindre physionomie. Qu’en dis-tu ? On trouvera en troisième page la suite de l’article de JOSEPH DELTEIL....
À propos
Fondé en 1880 par Eugène Mayer, L’Intransigeant était un quotidien de tendance socialiste. Ce qui ne l’empêcha pas, lors de l’affaire Dreyfus, de se laisser aller à un antisémitisme farouche.
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