Extrait du journal
Le maître d’hôtel explique à mes amis, dans cet établissement de plage à la mode où nous déjeunons : ■ — Ces soles-là, c’est du poisson de luxe. Ce n’est pas du poisson à la glàce. ,\ Peut-être veut-il excuser un prix. Je comprends ce qu’il veut dire. Ses so les n’ont pas été conservées sur des chalutiers. Des pêcheurs de la côte,' dans leurs petites barques, les ont ra menées toutes fraîches. Poisson de luxe, oui... Il y a quelques semaines, du côté de Dunkerque, je regardais rentrer les barques. Les pêcheurs' et moi, nous étions bons amis. Je les re vois. Inutile de me demander si je pré fère le bourgogne blanc au ; bordeaux, c’est à mes pêcheurs que je pense. . Ils sont partis cette nuit; à la marée, traînant leurs bottes. Hier, ils étaient en mer. uei après-midi, ils repartiront, silencieux de fatigue. Dix-huit heures de travail sans arrêt, oui. Ce n’est pas lare. Vingt-quatre heures d’affilée, ça arrive aussi. Tant que le temps le per met et qu’il y a de l’amorce, on.y va. Dormir, manger, le marin n’a pas le temps d’y penser. •’ , ■ —xOn ne voit que nous, la nuit. Ça n?empêche pas les gens du bourg de ■nous traiter de fainéants, me dit un vieux pêcheur (il a 63 ans" ; il y a 56 ans qu’il va à la mer ; il a fait le tour du monde ; quand il était « au gouver nement » il a été de corvée de bois au détroit de Magellan, par temps de glacé ; il a eu cinq heures de permis sion , à Rio-de-Janeiro ; il aime bien .Tahiti et Papeete, qui.n’est pas une grande ville pavée, comme on pourrait croire). « Des fainéants », j’ai entendu un épicier du village dire ce mot. Parce qu’il arrive que mes marins aillent* à l’estaminet. Parce que, aussi, fidèles à on ne comprend quelle noblesse, quand ils ne pêchent pas,, ils viennent à là nier, ils se mettent dans les oyats où Mans leur barque et ils regardent le large. Parce qu’ils aiment miéüx risquer leur vie, et gagner souvent trois, cinq ou dix francs, que d’aller s’enga ger dans les fermes pour quinze francs par jour. ; - . " . ^ & ■ . Leur poisson, un mareyeur passe le prendre en camion automobile, n le vend aux grands hôtels dé la côte. Il achète les soles de 10 à 12 francs le kilo ; les limandes de 2 fr. à 2 fr. 50 Défense aux pêcheurs de vendre aux ■ villas, sous peine de rupture définitive avec le mareyeur. Alors, la belle saison, pour les ma rins, c’est une calamité. Les paysans augmentent tout de suite leurs' prix ; le beurre passe à dix francs ; le litre de lait à dix-huit sous, et les prix sont les mêmes pour les femmes de marins que pour les dames des villas. Ajoutez à cela que le pêcheur donne - une quinzaine de francs par mois pour son assurance ; qu’il paye les vers de mer (sans quoi il ne pourrait prendre les soles) 3 fr. 50 le kilo ■ ; que s’il n’a pas le temps de s’occuper de ses lignes, on lui prend cinq francs pour les dé. brouiller et autant pour les amorcer. Heureusement, il a une femme. £ & £ L’homme pêche. La femme fait le reste. C’est-à-dire qu’elle tient sa. maison et la tient propre, et sablée de frais, avec quelques géraniums à la fenêtre, entre le carreau et Je rideau blanc. Ëlle s’occupe de ses enfants. Et elle en a 1 En voici une qui, deux jours après son accouchement, a dû faire sa lessive (il ne faut pas beaucoup compter sur ses voisines, dans ce Nord). Elle dé brouille et amorce les lignes. Quand, du haut des dunes, elle a reconnu la barque du « sien », elle vient au-devant de lui ; elle charge sur son dos le panier qui contient ligne, poissons, cirés, lourdes bottes, etc... Elle arra che soles et limandes des hameçons. Quand , le bateau repart, si l’on est sur une plage sans port, elle va le pousser avec les hommes vers, la mer, pendant qu’une autre glisse sous la cale tés pe tites planches graissées d’argile. ...Oui, chère amie. Et, il y a trois ou quatre ans, avant le mareyeur,, c’est elle encore qui s’en allait à pied, avec cinquante kilos de poisson sur le dos (quarante kilomètres aller et retour) pour vendre à la ville proche, dans lés terres, le produit de la pêche. Alors, si les fils de marins veulent' encore, parfois, être marins, les filles de marins’aiment mieux se marier-ail leurs, ou devenir bonnes. " -S. J’ai vu une famille de pêcheurs où il restait seize enfants vivants. Onze pe tites bouches à nourrir à la maison. A nourrir de pain, qu’on ne peut pas tou jours payer, uniquement de pain. Par ce que. les pommes de terre coûtent trop cher. Naturellement, il n’y avait pas de lits pour, tout ce monde,...
À propos
Fondé en 1880 par Eugène Mayer, L’Intransigeant était un quotidien de tendance socialiste. Ce qui ne l’empêcha pas, lors de l’affaire Dreyfus, de se laisser aller à un antisémitisme farouche.
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