Extrait du journal
Cette jeune femme descendait lentement de l’autobus, car elle avait les bras chargés de paquets et le sol était glissant. Derrière elle retentirent aussitôt des clameurs. Allait-on perdre « une heure » à cause d’elle ? Est-ce qu’elle allait se décider ? Ne se « grouilleraitelle » pas ? Je ne répète pas tout, parce que la bienséance me l’in terdit. Quand elle eut mis le pied sur la chaussée, elle se retourna, fixa sur le plus ' proche insolent un beau regard bleu, et dit : — Si vous m’aviez aidée, je serais descendue plus vite. Une vive stupéfaction se peignit sur le visage de cet homme, qui pouvait bien avoir trente ans, et il contempla avec hébétude une per sonne qui ' osait prétendre. à être aidée. Avant qu’il eût refermé la bouche et que ses yeux eussent repris leur ouverture normale, elle avait disparu. Alors, il dit à plu sieurs reprises, en hochant la tête : — Çà ! alors ! Çà ! alors... . . J’imagine que, le soir, il a raconté cette minuscule aventure à ses amis : « Figure-toi, mon vieux, cet après-midi, dans l’autobus, il y avait une poule... » Car c’est ainsi que notre temps parle, et qu’il agit. B ■ B Il paraît — on me l’a du moins assuré au collège — que les Fran çais furent jadis le peuple le plus poli de la terre. Ils ont bien changé. Ils ont bien changé, assurément. Comptez combien de fois vous entendez dans une journée le mot : Pardon ! qui était naguère d’un constant usage. Il a presque disparu de la langue, et je vois l’heure où. je n’oserai plus le prononcer, par crainte de paraître un vieillard démodé, et asservi à d’antiques manières. De même, on risque de surprendre si, rencontrant une femme dans un, escalier, on s’efface et on enlève son chapeau. Elle hâte généralement le pas et s’enfuit comme pour éviter un mendiant ou un galantin. Ne parlons pas de diverses mécaniques, telles que les ascenseurs ou ces portes perfection nées qu’il ne faut point fermer soimême. Elles semblent faites tout exprès pour encourager aux bous culades les plus inciviles. Mais, après tout, nous sommes libres de nous y comporter poliment, et si nous nous y refusons, c’est que quelque chose est mort en nous. Ce quelque chose, c’est la bienveil lance, dont la politesse est l’expres sion. Je ne voudrais pas confondre la politesse et les manières. Je sais bien qu’on peut ignorer certains rites, entrer gauchement dans un salon, s’asseoir maladroitement, sa luer sans élégance, et pourtant être poli. Je connais des paysans qui sont, dans leur lourdeur et leur gêne, aussi polis que le duc de Coislin. ou le chevalier de Boufflers. Pourquoi? Parce qu’ils s’effor cent de ne rien dire ni faire qui puisse chagriner ou offenser. Parce qu’ils appliquent sans la connaître la règle de je ne sais plus quel mora liste : « La politesse est la fleur de l’humanité : qui n’est pas assez poli n’est pas assez humain ». B B B C’est un curieux paradoxe que notre époque, si entichée, prétendelle, d’humanité, soit en même temps si grossière dans les rapports entre citoyens. Nul ne cherche plus à rendre les autres contents de lui et d’eux-mêmes. Ecarte-toi ! je veux passer ! Il y a une place, je la prends ! Je suis en retard, dépêchetoi ! Tu dis ceci, je ne le supporterai pas ! Ne me gêne pas, car je ne veux pas me gêner. Pour être poli, il faudrait avoir de la patience. Il faudrait avoir la maîtrise de soi. Il faudrait savoir faire certains petits sacrifices. Il faudrait, en somme, être bon, et disposé à aimer ceux qu’on ren contre. Et il est tellement plus facile de suivre un naturel égoïsme, de céder à ses penchants, de ne regarder que son intérêt personnel. La dame de l’autobus nous retarde parce qu’elle craint de tomber ? Ah ! qu’elle tombe, nous sommes pressés !...
À propos
Fondé en 1880 par Eugène Mayer, L’Intransigeant était un quotidien de tendance socialiste. Ce qui ne l’empêcha pas, lors de l’affaire Dreyfus, de se laisser aller à un antisémitisme farouche.
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