Extrait du journal

Voici comment m’est venu le premier mouvement de révolte. A 1 ordinaire, je conduis moi-même ma petite voiture, mais ce jour-là un ami m’avait enlevé dans son automobile et, comme il a un chauffeur, je fus admis à me caler sur les coussins du fond. A droite bien entendu, car mon ami est très courtois. Il avait à m’entretenir de sujets fort graves. Je le forçai à recom mencer deux fois son préambule, car, attentif malgré moi à la con duite de la voiture, je freinais, je débrayais, dans le vide bien entenau, tous nerfs et muscles tendus. Rien n’est plus désagréable aux premiers tours de roue que d’être voiture par autrui. Pourtant, le mécanicien m’inspirant confiance, je m en accommodai assez vite. Mes pieds et mes rotules s’immo bilisèrent. Mon ami crut me tenir et je crus que je l’écoutais. Sou dain, il me poussa un grand coup de poing dans les côtes. — M’entend-tu, oui ou non ? — Oui... non ! Je l’écoutais peut-être, mais je ne l’entendais certainement pas. Je n’avais d’attention que pour le spectacle de la rue. Des vitrines ! Dieu ! qu’elles sont belles ! Des femmes jolies, des groupes pitto resques, des gens pressés, des badauds ! Je me repris lentement et je dis : — Excuse-moi ! Je suis distrait par une étonnante découverte : la vie de Paris. Je ne l’imaginais pas ainsi. — Qu’est-ce que tu racontes ? — La vérité ! Voici quelques années que je n’ai rien vu de ce que je regarde si passionnément aujourd’hui. Des magasins et des piétons. Je m’aperçois tout à coup que Paris, pour moi et mes pareils, n’est, du jour où nous roulons, qu’une succession de carrosseries, de pneus de rechange, de numéros de matricules et de lanternes rou ges. La rue parisienne, c’est le stop des voitures qui précèdent, et les voitures qui précèdent sont nos guidés tutélaires, nos préoc cupations majeures, nos seules étoiles....