Interview

La cuisine, un art « à l'origine de notre humanité »

le 29/11/2022 par Alexandre Stern, Marina Bellot
le 22/08/2021 par Alexandre Stern, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022
Scène de repas sur une stèle funéraire égyptienne, circa 2700 av. J.-C. - source : WikiCommons
Scène de repas sur une stèle funéraire égyptienne, circa 2700 av. J.-C. - source : WikiCommons

Dans son ouvrage Le Singe cuisinier, Alexandre Stern explore l'épopée humaine à travers la cuisine et montre comment la transformation des aliments a permis à l'humanité de se développer.

RetroNews : De quand date le premier changement de régime alimentaire qui a permis au cerveau humain de se développer ?

Alexandre Stern : Le premier changement de régime alimentaire se produit dès la différenciation entre l’Homo habilis et l’australopithèque, et est même probablement à l’origine de la naissance des premiers humains. Il y a 2,5 millions d'années, nos ancêtres ont en effet commencé à savoir casser les os et ont ainsi eu accès à la moelle des boîtes crâniennes qu'ils récupéraient sur des carcasses d'animaux abandonnées. Cela a constitué un premier bouleversement qui a ouvert la voie à tout le reste.

Cette première étape est souvent occultée par les scientifiques, qui se concentrent sur la maîtrise du feu. Or sans cette étape préalable, on n’aurait probablement pas pu maîtriser le feu car la première augmentation de la taille du cerveau de nos ancêtres, qui passe à ce moment-là d’environ 450 à 600 cm3, est liée à l’accès à ces aliments très nutritifs qu’étaient la moelle et la cervelle.

Qu’a changé concrètement la maîtrise du feu pour nos ancêtres ?

Il faut imaginer que notre corps est une sorte de jeu à somme nulle, c’est-à-dire que l’on a une certaine quantité d’énergie pour faire fonctionner l’ensemble de nos organes. Avant l’invention de la cuisine la transformation des aliments en nutriments ne s’opérait qu’à l’intérieur de notre système digestif. Ainsi, tant qu’on mangeait cru, une partie très importante de notre énergie était utilisée par la digestion : tout ce processus de transformation des aliments crus, bruts, dans notre organisme prenait beaucoup d’énergie, au détriment des autres organes. À l’époque, on avait une mâchoire plus importante, un intestin plus long…

Quand l'humain a commencé à cuire les aliments, cette énergie est devenue disponible pour d’autres fonctions. Les humains qui avaient un cerveau plus gros ont commencé à vivre mieux que les autres. Au fil des générations, le cerveau a augmenté jusqu’à doubler de volume. Ce passage d’une digestion à l’intérieur du corps à une transformation des aliments en dehors du corps a été le véritable acte de naissance de la cuisine.

Autre tournant capital dans l’histoire de l’humanité : la domestication des plantes et celle des animaux…

Pour situer les grandes étapes, il y a 2,5 millions d’années, l’homme a commencé à utiliser des outils, puis, il y a 500 000 ans, à maîtriser le feu. L’agriculture remonte à environ 10 000 ans : c’est l’étape la plus récente, celle où l’on a commencé à cultiver notre propre nourriture, à élever les animaux et à se sédentariser – agriculture et sédentarisation sont deux phénomènes simultanés. C’est ce qui a donné naissance au monde moderne. Le basculement des chasseurs-cueilleurs vers les agriculteurs sédentaires s’est fait en très peu de temps, à peu près en 5 000 ans, ce qui à l’échelle de l’humanité est très court.

La cuisine était-elle au départ purement utilitaire ? De quand date l'apparition du « plaisir gustatif » ?

Les premières ébauches de cuisine ont très vite bourgeonné, au départ en effet uniquement dans une logique utilitaire, pour obtenir un effet pour l'organisme, qu’il s'agisse de rester en bonne santé ou de ne pas tomber malade. On a ainsi commencé à combiner des ingrédients entre eux pour améliorer leurs qualités nutritionnelles, puis des expérimentations ont été faites autour des épices. L’homme s'est aperçu que certaines plantes avaient des vertus. Les habitudes culinaires – qui perdurent aujourd’hui – se sont ainsi façonnées selon les climats : en climat chaud et humide – Inde, Asie du Sud Est… – où la viande et le poisson pourrissent rapidement, on utilise beaucoup d’épices, tandis que là où il fait froid et sec, comme en Scandinavie, on n’en utilise quasiment aucune.

Le caractère utilitaire de la cuisine n’a jamais disparu, mais on y a greffé le plaisir culinaire. Ce n’est pas daté avec précision mais dès les premières traces d’écriture, on a également les premières traces de recettes et l’on sent bien que les humains étaient déjà sensibles au plaisir du goût. Il y a 5 000 ans, on était déjà passés à cette étape de plaisir gustatif. 

La cuisine a également joué un rôle crucial, vous dites, dans la sociabilité et la prévention des conflits.

La sociabilité s’est créée dès la maîtrise du feu : il a fallu commencer à se poser la question de qui allait chercher le bois, chasser, cueillir les plantes, entretenir le foyer... Ces questions ne se posaient pas tant qu’on ne cuisait pas les aliments. La répartition des tâches est née avec le feu. Avant, chacun se procurait sa propre nourriture et s'alimentait au fur et à mesure. Cela a donc été un énorme basculement pour la sociabilité humaine.

Le partage de la nourriture entre tribus a également joué un rôle très important. On a retrouvé des traces de banquet bien antérieures aux débuts de la sédentarité : les gens de différentes tribus se réunissaient, partageaient des nourritures exceptionnelles pour fêter des événements… Le fait de se retrouver ensemble pour partager la nourriture est très ancien.

À l’époque contemporaine, écrivez-vous, on n’a jamais aussi bien mangé… ni, paradoxalement, aussi mal. Quelles conséquences a l'industrialisation de la nourriture sur notre humanité ?

C'est le paradoxe de notre époque et c’est un phénomène très récent. Il y a cinquante ans, l’industrie agro-alimentaire n’existait pas, on n'achetait pas de produits transformés. Chacun achetait ses ingrédients, cuisinait chez lui, faisait ses propres conserves... En France, avant les années 1970, il n'y avait quasiment pas d’aliments transformés. Ce basculement est lié au fait qu’on a moins de temps, mais aussi au fait qu’on a désormais les moyens de conserver beaucoup plus facilement les aliments. L’apparition de la réfrigération domestique a changé beaucoup de choses. Aujourd'hui, on peut aller au supermarché faire ses courses pour un mois, stocker ça dans son frigo ou son congélateur et disposer de produits prêts à consommer.

Au fur et à mesure de l'industrialisation de la nourriture, les aliments sont devenus de plus en plus transformés, moins nutritifs, moins sains, plus gras et plus sucrés… Beaucoup d'enfants pensent que le poisson est carré et pané : nous avons perdu le lien entre la nature et ce que nous mangeons. La cuisine est par ailleurs devenue un marqueur social et culturel : moins les gens sont éduqués, plus ils sont pauvres, moins ils mangent bien et moins ils connaissent ce qu’ils mangent et l’impact que ça a sur leur santé et l’environnement. Pour la première fois dans notre histoire, on assiste à une perte de culture de l'humanité.

Passionné par l’histoire du goût et de l’alimentation et membre du Collège culinaire de France, Alexandre Stern est consultant et écrivain. Son ouvrage Le Singe cuisinier est paru aux éditions Odile Jacob en 2020.