Chronique

Le « Puits de solitude » : scandale et censure autour d’un roman lesbien

le 01/07/2024 par Emmanuelle Retaillaud
le 30/05/2024 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 01/07/2024

Censuré par la très prude Angleterre, commenté partout ailleurs, le roman de Radclyffe Hall devient, à la fin des années 1920, un phénomène littéraire international de première importance.

En 1928, un roman « lesbien » crée le scandale en Angleterre. Le Puits de solitude (en anglais, The Well of Loneliness) narre l’histoire de Stephen Gordon, jeune femme de la bonne société britannique au prénom androgyne qui, dès l’enfance, s’est identifiée au genre masculin et sentie attirée par les femmes. Après plusieurs liaisons malheureuses, elle se résigne, dans l’amertume, à ne jamais trouver sa place.

L’autrice, Radclyffe Hall, alors âgée de 48 ans, vient, comme son personnage, d’un milieu aisé, et se définit, elle aussi, comme « invertie », dotée d’ « une âme d’homme dans un corps de femme », selon la terminologie proposée, dans les années 1870, par le juriste militant Karl-Heinrich Ulrichs, puis popularisée par les psychiatres et sexologues, tels le Britannique Havelock Ellis.

En France, le roman n’est pas traduit avant 1932, mais a, dès sa parution, attiré l’attention des journaux par son odeur de soufre :

« Il y a quelques semaines, le ministre de l’Intérieur interdisait la vente en Grande-Bretagne d’un roman de mœurs anglaises intitulé Le Puits de solitude.

Immédiatement, une maison française d’édition imprima plusieurs milliers d’exemplaires de ce livre et essaya d’en expédier une grande partie en Angleterre, où les amateurs ne manquent pas. Or les douanes de Douvres ont saisi une expédition. »

L’éditeur, Jonathan Cape, avait pourtant misé sur la discrétion, en proposant un prix de vente élevé et une couverture sobre : « Une large et inutile publicité a été donné au livre (…), déplore-t-il à la suite de l’incident.  Les amateurs de pornographie vont se jeter dessus et seront bien déçus quand ils le liront » (The Chicago Tribune, 21/08/1928).

De fait, le livre, centré sur les sentiments et l’analyse de l’inversion, ne contient pas la moindre scène leste. Ce qui ne l’empêche pas d’être interdit sur le sol anglais, malgré la mobilisation d’une quarantaine de personnalités en vue, dont les écrivains George Bernard Shaw, H.G. Wells et Virginia Woolf.

« L’avocat des éditeurs est arrivé au tribunal avec une longue liste d’éminents témoins, écrivains, critiques, libraires et éditeurs, tous prêts à témoigner que le livre n’avait rien d’obscène, mais le magistrat a considéré que c’était à la Cour d’en décider »,

précise le Chicago Tribune du 10 novembre 1928.

Et l’éditeur d’ajouter :

« Il est monstrueux (…) qu’un auteur traitant sérieusement des faits de la vie, si regrettables soient-ils, soit accusé d’indécence et conduit devant un officier de police (…) comme le pire des criminels. »

Contre toute attente, c’est aux États-Unis que le livre va entamer sa carrière officielle, grâce aux efforts de l’éditeur J.H. Reece, à la tête de Pegasus Press. Non sans mal, là encore : selon le Chicago Tribune du 16 décembre 1928, la Société pour la répression du Vice envisage une action contre ce livre « immoral », tandis qu’un juge new-yorkais emboîte le pas aux juges anglais en déclarant :

« Son sujet offense la décence publique et il est programmé pour dépraver et corrompre les esprits perméables à ses influences immorales. »  

Malgré des lois tout aussi hostiles aux amours « contre nature » qu’en Grande-Bretagne, le pragmatisme commercial américain finit toutefois par l’emporter. Toléré, le livre devient même « le livre en langue anglaise le plus commenté de l’année », selon le Chicago Tribune du 20 janvier 1929. Et pas seulement pour son parfum de scandale :

« Il y a deux raisons pour que les critiques américains parlent du livre : sa valeur de nouveauté et sa valeur littéraire. »

Il est vrai que Radclyffe Hall est déjà, à cette date, une écrivaine réputée, qui a reçu, en 1926, le prix James Tait Black et le prix Femina pour son roman Adam’s Breed. Le Puits de solitude ne se réduit pas au thème de « l’inversion », il est aussi loué pour sa finesse psychologique et son talent d’observation. Très vite, le livre fait l’objet de différentes adaptations scéniques : l’une en allemand, à Berlin, l’autre à Paris, en anglais, à l’initiative de l’actrice américaine Willette Kershaw. Dans les deux cas, les critiques sont mitigées, comme l’indique notamment cet article du Temps :

« Autant certains sujets sont faciles à traiter sous la forme du roman, autant ils présentent d’écueils lorsqu’ils sont destinés à la scène […].

C’est ici un cas psycho-physiologique, et sa démonstration réclame une singulière délicatesse pour rester claire sans être choquante. »

Le sujet est jugé rebattu – en 1926 La Prisonnière, d’Édouard Bourdet, abordait déjà la question des relations lesbiennes –, d’adaptation malaisée au théâtre, le public s’ennuie et bavarde… (Chicago Tribune du 3/09). L’accueil reste par ailleurs de tonalité largement « homophobe ». Pour Le Temps, Stephen Gordon est ainsi « un être désaxé et inconscient, plié sous la loi de la fatalité », tandis qu’une lectrice écrit au Chicago Tribune pour faire part de son dégoût :

« Le personnage principal, Stephen Gordon, la fille, ne fait pas preuve de grandes vertus et suscite la répulsion, non pas à cause de sa pitoyable affliction, mais en raison de son manque de noblesse, de bravoure et de sens commun.

Au lieu d’essayer de compenser son infortune en développant une personnalité brave et noble, et d’atteindre le succès comme grand écrivain (…), elle gâche sa vie en cherchant des consolations de bas étage. »

En 1932, la traduction française du livre reçoit un accueil plus enthousiaste, peut-être dans l’intention de démontrer la « largeur d’esprit » gauloise face aux préjugés puritains de la prude Albion. Presque au même moment sortait la traduction française du déjà célèbre roman de D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, d’abord imprimé à compte d’auteur, dans sa langue d’origine, à Florence en 1928, puis à Paris en 1929. Si l’on y ajoute l’Ulysse de James Joyce, publié à Paris par la librairie Sylvia Beach en 1922, la France pouvait se flatter d’être terre de liberté littéraire, comme le soulignait complaisamment Aux Écoutes du 8 août 1931 :

« Ces ouvrages ne sont en sommes guère plus libertins et scandaleux qu’un roman français ou allemand un peu libre.

Mais ils sont plus piquants car ils signifient la déroute du puritanisme et l’avènement de la franchise en pays anglo-saxon. »

La comparaison entre ces différents « brûlots » anglophones tourna plutôt en faveur du Puits de solitude, sans doute parce que le livre conservait, vis-à-vis de l’homosexualité, une tonalité assez négative, et évitait toute scène de sexe explicite.

« The Well of Loneliness fut interdit en Angleterre comme le précédent [L’Amant de Lady Chatterley, NDLR]. Un abîme les sépare. Aucune grossièreté dans l’ouvrage de miss Hall : la couleur en est sombre, désespérée…

Et en dehors du sujet qu’il traite, c’est un admirable roman, écrit par une âme douée du don de poésie et d’une sensibilité rare. »

Une lectrice de La Femme de France recommandait chaudement le livre en termes proches : « Le sujet un peu scabreux ne tombe jamais dans la vulgarité ni l’obscurité ». Les Cahiers du Sud, quant à eux, soulignaient les qualités de l’ouvrage d’une manière aujourd’hui peu audible :

« Le Puits de solitude est un grand livre de pitié et d’humanité ; un livre qui présente enfin ‘l’amour qui n’ose pas dire son nom’ sous le jour véritable de sa tragique fatalité. (…)

Mais jusqu’à présent nul n’avait montré avec autant de force la grande misère morale, la solitude, le malheur de ces femmes maudites, vomies de leurs famille, rejetées par la société, vivant en hors-la-loi, sous les sarcasmes et le dégoût des ‘gens normaux’... »

Seul Marcel Prévost, dans Gringoire du 29 novembre 1933, émettait des réserves, mais de nature essentiellement littéraire, en l’intégrant à la catégorie des « romans bavards » : « Rien de plus mesuré, de plus humain et de plus décent que le premier tiers du livre […]. Soudain, le foyer intérieur qui chauffait le récit perd de sa chaleur et peu à peu s’assoupit », déplorait-il, en estimant que le livre aurait dû être coupé d’un bon tiers.

Ces quelques réticences n’empêchèrent pas le succès du roman, plusieurs fois réédité en France, avec, en 1936, une préface d’Havelock Ellis. En Angleterre, le public dut attendre 1949 pour découvrir l’édition officielle, même si les lois pénalisant l’homosexualité ne furent pas assouplies avant 1967 – mais il est vrai que le fameux « amendement Labouchère », qui avait mené Oscar Wilde en prison, ne visait que les « indécences grossières » entre hommes.

Entre-temps, la France de Vichy avait de son côté criminalisé, en 1942, les relations homosexuelles avec des mineurs de moins de 21 ans pour les deux sexes. « L’ouverture d’esprit » en matière de publications ne valait pas tolérance sociale des amours « contre nature ».

Emblème du « roman lesbien », Le Puits de solitude fut, dès sa publication, accusé par des militantes de donner une vision négative et victimaire de l’homosexualité féminine, d’autant plus excessive que sa trame tragique était loin de refléter la vie de Radclyffe Hall, qui vécut ses amours de manière plutôt libre et resta en couple jusqu’à sa mort, en 1943, avec la sculptrice Una Troutbridge.

Aujourd’hui, le roman renvoie autant aux enjeux de transidentité que d’homosexualité stricto sensu. La société de l’époque usait plutôt du concept aujourd’hui périmé d’ « inversion » et voyait dans ces « anomalies » de genre et de sexualité, un puits sans fond de difficulté et de souffrance, tout particulièrement pour les femmes. Les « années folles » avaient pourtant permis la montée en visibilité de couples lesbiens à la fois plus égalitaires et plus heureux, à l’image de celui formé par les artistes Claude Cahun et Suzanne Malherbe. Mais la normalisation complète des relations entre personnes du même sexe n’était encore qu’un horizon lointain.

Pour en savoir plus :

CLINE, Sally, Radclyffe Hall. A woman called John, Woodstock and New York, The Overlook Press, 1998

TAMAGNE Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe. Paris. Londres. Berlin, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000

TURBIAU Aurore, Alex LACHKAR, Camille ISLERT, Manon BERTHIER, Alexandre ANTOLIN, Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Paris, Le Cavalier Bleu, 2022